V

À l’occasion des festivités du siècle nouveau, il y eut un programme sans précédent de manifestations publiques dont la plus mémorable fut le premier voyage en ballon, fruit des initiatives inépuisables du docteur Juvenal Urbino. La moitié de la ville s’était rassemblée sur la plage de l’Arsenal pour admirer l’ascension de l’énorme aérostat de taffetas aux couleurs du drapeau, qui portait le premier courrier aérien jusqu’à San Juan de la Ciénaga, à quelque trente lieues au nord-est en ligne droite. Le docteur Juvenal Urbino et son épouse, qui avaient connu l’émotion du vol à l’Exposition universelle de Paris, furent les premiers à monter dans la nacelle d’osier avec l’ingénieur aéronautique et six invités de marque. Ils portaient une lettre du gouverneur provincial aux autorités municipales de San Juan de la Ciénaga dans laquelle il était établi pour la postérité qu’elle était le premier courrier transporté par air. Un chroniqueur du Journal du Commerce demanda au docteur Juvenal Urbino quelles seraient ses dernières paroles s’il périssait dans l’aventure, et la réponse que méritait un tel outrage ne se fit pas attendre.

« À mon avis, dit-il, le xixe siècle change pour tout le monde sauf pour nous. »

Perdu au milieu de la foule candide qui chantait l’hymne national tandis que le ballon prenait de la hauteur, Florentino Ariza sentit qu’il approuvait l’opinion d’un quidam à qui il avait entendu dire, dans le tumulte, que ce n’était pas une aventure pour une femme et moins encore à l’âge de Fermina Daza. Mais tout compte fait elle ne fut pas si dangereuse. En tout cas moins dangereuse que décevante. Le ballon arriva sans incident à destination après un voyage paisible dans un ciel d’un bleu invraisemblable. Ils volèrent bien, très bas, avec un vent placide et favorable, d’abord le long des contreforts des cimes enneigées puis au-dessus du vaste étang de la Grande Ciénaga.

D’en haut, telles que Dieu les voyait, ils virent les ruines de Cartagena de Indias, ancienne et héroïque cité, la plus belle du monde, abandonnée par ses habitants pris de panique à cause du choléra alors qu’elle avait résisté à trois siècles de sièges anglais et à toutes sortes de brigandages de boucaniers, ils virent les murailles intactes, les rues envahies par les mauvaises herbes, les fortifications dévorées par les volubilis, les palais de marbre et les autels d’or avec leurs vice-rois pourris par la peste à l’intérieur de leurs armures.

Ils survolèrent les palafittes des Trojas de Cataca, peints de folles couleurs, leurs abris pour l’élevage des iguanes comestibles, les grappes de balsamines et d’astromélies de leurs jardins lacustres. Des centaines d’enfants nus se jetaient à l’eau encouragés par le chahut général, sautaient par les fenêtres, sautaient des toits des maisons, sautaient des canoës qu’ils manoeuvraient avec une habileté étonnante, et plongeaient comme des gardons pour repêcher les paquets de vêtements, les flacons de tabonuco contre la toux et les vivres que, par charité, la belle dame au chapeau à plumes leur lançait depuis la nacelle du ballon.

Ils survolèrent l’océan d’ombre des bananeraies dont le silence s’élevait jusqu’à eux comme une vapeur létale, et Fermina Daza se souvint d’elle-même, à trois ans, quatre peut-être, se promenant dans le sombre bocage la main dans celle de sa mère, presque une enfant elle aussi parmi les autres femmes portant comme elle des mousselines, de blanches ombrelles et des chapeaux d’organdi. L’ingénieur, qui observait le monde avec une longue-vue, déclara : « On dirait qu’ils sont morts. » Il tendit la lunette au docteur Juvenal Urbino et celui-ci vit les chars à boeufs entre les sillons, les bas-côtés de la ligne du chemin de fer, l’eau glacée des canaux d’irrigation, où qu’il fixât son regard il voyait des corps humains éparpillés. Quelqu’un dit que le choléra faisait des ravages dans les bourgs de la grande Ciénaga. Tandis qu’il parlait, le docteur Urbino continuait de regarder avec la longue-vue.

« Eh bien ! ce doit être une forme très particulière du choléra, dit-il, parce que chaque mort a reçu un coup de grâce dans la nuque. »

Puis ils survolèrent une mer d’écume et descendirent sans autre incident vers un terrain plat dont le sol craquelé brûlait comme de la braise. Là se trouvaient les autorités, sans autre protection contre le soleil des parapluies en papier journal, les enfants des écoles primaires agitant de petits drapeaux au rythme de l’hymne national, les reines de beauté parées de fleurs desséchées et de couronnes en carton doré, et l’orphéon du prospère village de la Gayra, à l’époque la meilleure de la côte caraïbe. Le seul but de Fermina Daza était de revoir son village natal pour le confronter à ses anciens souvenirs, mais ni elle ni personne n’y furent autorisés à cause des risques d’épidémie. Le docteur Juvenal Urbino remit la lettre historique qui se perdit plus tard avec d’autres paperasses et dont on ne sut plus jamais rien, et la touffeur des discours faillit asphyxier toute la délégation. À la fin, on les emmena à dos de mules jusqu’à l’embarcadère de Pueblo Viejo, là où la Ciénaga rejoint la mer, car l’ingénieur n’avait pas réussi à faire redécoller le ballon. Fermina Daza était certaine d’être passée par cet endroit quand elle était toute petite, avec sa mère, dans une charrette tirée par une paire de boeufs. Adulte, elle en avait souvent parlé à son père, mais celui-ci était mort en soutenant qu’il était impossible qu’elle s’en souvînt.

« Je me rappelle très bien ce voyage et c’est exact, lui disait-il, mais c’était au moins cinq ans avant ta naissance. »

Les membres de l’expédition aérienne revinrent trois jours plus tard à leur point de départ, défaits par une nuit de tempête, et ils furent reçus comme des héros. Perdu dans la foule, comme il se devait, Florentino Ariza était là, et il reconnut sur le visage de Fermina Daza les marques de la terreur. Toutefois, ce même soir, il la revit au cours d’un gala cycliste, parrainé lui aussi par son époux, et elle ne portait plus trace de fatigue. Elle conduisait un vélocipède insolite, qui ressemblait plutôt à un appareil de cirque, avec une roue avant très haute sur laquelle elle était assise et une roue arrière toute petite qui lui servait à peine d’appui. Elle était vêtue de culottes bouffantes à rayures rouges, au grand scandale des dames et à l’étonnement des messieurs, mais nul ne fut indifférent à son adresse.

Cette image et bien d’autres encore en tant d’années étaient des visions éphémères qui apparaissaient soudain à Florentino Ariza au hasard, lorsqu’il en avait envie, et disparaissaient de la même façon en laissant dans son coeur le sillon d’une angoisse. Mais elles marquaient le rythme de sa vie car il reconnaissait les sévices du temps moins dans sa propre chair qu’aux changements imperceptibles qu’il remarquait chez Fermina Daza chaque fois qu’il la voyait.

Un soir, il entra au Mesón de don Sancho, un restaurant colonial très en vue, et occupa le coin le plus reculé, ainsi qu’il en avait coutume lorsqu’il venait seul prendre ses collations de moineau. Soudain il vit Fermina Daza dans le grand miroir du fond, assise à une table avec son mari et deux autres couples, dans un angle qui lui permettait de la voir reflétée dans toute sa splendeur. Elle était touchante, menait la conversation avec grâce, son rire éclatait comme un feu d’artifice, et sa beauté était plus radieuse encore sous les énormes lustres de Venise : Alice avait retraversé le miroir.

Florentino Ariza l’observa à loisir, le souffle court, il la vit manger, la vit tremper à peine ses lèvres dans le vin, la vit plaisanter avec le quatrième descendant des don Sancho, vécut avec elle un instant de sa vie, déambula sans être vu dans l’enceinte interdite de son intimité. Puis il but quatre autres tasses de café pour tuer le temps, jusqu’à ce qu’il la vît sortir, mêlée au groupe. Ils passèrent si près de lui qu’il distingua son odeur parmi les effluves des différents parfums de ses compagnons.

Depuis ce soir-là et pendant presque une année, il n’eut de cesse de harceler le propriétaire de l’auberge, lui offrant, en argent ou en services, ce qu’il voulait et même ce que dans la vie il avait désiré avec le plus d’ardeur, afin qu’il lui vendît le miroir. Chose difficile car le vieux don Sancho croyait à la légende disant que le splendide cadre taillé par des ébénistes viennois était le jumeau de celui qui, avant de disparaître sans laisser de traces, avait appartenu à Marie-Antoinette : deux joyaux uniques. Lorsque enfin il céda, Florentino Ariza accrocha le miroir chez lui, non pour l’authenticité de son cadre mais parce que son espace intérieur avait été occupé deux heures durant par l’image aimée.

Lorsqu’il voyait Fermina Daza, celle-ci donnait presque toujours le bras à son époux, et ils formaient un ensemble parfait, se déplaçant dans un univers qui leur était propre, avec une étonnante aisance de siamois qui ne se désaccordait que lorsqu’ils le saluaient. En effet, le docteur Juvenal Urbino lui serrait la main avec une affection chaleureuse et se permettait même parfois une tape amicale dans le dos. Elle, en revanche, le maintenait condamné au régime impersonnel de la formalité et n’esquissa jamais le moindre geste qui lui eût permis de supposer qu’il était encore dans ses souvenirs de jeune fille. Ils vivaient dans deux mondes divergents, mais tandis qu’il multipliait les efforts pour en réduire la distance, jamais elle ne fit un pas qui n’allât en sens opposé. Beaucoup de temps passa avant qu’il hasardât la pensée que cette indifférence n’était qu’une cuirasse contre la peur. L’idée lui en vint soudain lors du baptême du premier navire d’eau douce construit sur les chantiers navals de la ville, qui fut aussi la première occasion officielle donnée à Florentino Ariza, premier vice-président de la C. F. C., de représenter l’oncle Léon XII. Cette coïncidence conféra à la cérémonie une solennité particulière, et il ne manqua personne d’une importance quelconque dans la vie de la cité.

Florentino Ariza recevait ses invités dans le salon principal du navire encore imprégné d’une odeur de peinture fraîche et de goudron chaud, lorsqu’une salve d’applaudissements éclata sur le quai, et que la fanfare attaqua une marche triomphale. Il dut retenir un frisson aussi vieux que lui-même en voyant, au bras de son époux, l’éblouissante femme de ses rêves, splendide dans sa maturité, défiler comme une reine d’une autre époque au milieu de la garde d’honneur en grand uniforme, sous une tempête de serpentins et de pétales de fleurs naturelles qu’on lui lançait depuis les fenêtres. Tous deux répondirent aux ovations en agitant la main, mais elle était si merveilleuse qu’au milieu de la foule il ne semblait y avoir qu’elle, toute vêtue d’or impérial, depuis les chaussures à hauts talons jusqu’au chapeau cloche et aux queues de renard autour de son cou.

Florentino Ariza les attendit sur la passerelle, flanqué des autorités provinciales, dans le vacarme de la musique, des pétards et des trois bramements lourds du navire qui plongèrent le quai dans un bain de vapeur. Juvenal Urbino salua le comité d’accueil avec ce naturel qui n’appartenait qu’à lui et faisait croire qu’il vouait à chacun une affection particulière : d’abord le capitaine du bateau en uniforme de cérémonie, puis l’archevêque, le gouverneur et son épouse, le maire et la sienne, et enfin le commandant de la garnison, un nouveau venu originaire des Andes. Après les autorités venait Florentino Ariza, vêtu de drap noir, presque invisible entre tant de notables. Lorsqu’elle eut salué le commandant de la garnison, Fermina Daza sembla hésiter devant la main tendue de Florentino Ariza. Le militaire, voulant les présenter, demanda à Fermina Daza s’ils se connaissaient. Elle ne dit ni oui ni non et, avec un sourire mondain, tendit sa main à Florentino Ariza. La même situation s’était déjà produite deux fois dans le passé et devrait se reproduire encore, mais Florentino Ariza l’avait toujours attribuée à une attitude propre au caractère de Fermina Daza. Toutefois, cet après-midi-là, il se demanda, avec son infinie capacité de rêve, si une indifférence aussi acharnée n’était pas un subterfuge pour dissimuler le tourment de l’amour.

Cette seule idée raviva d’anciennes errances. Il revint rôder autour de la propriété de Fermina Daza avec la même anxiété qu’autrefois dans le petit parc des Évangiles, non dans l’intention calculée qu’elle l’aperçût mais dans l’unique but de la voir pour s’assurer qu’elle continuait d’exister. Cependant, passer inaperçu lui était à présent difficile. Le quartier de la Manga se trouvait sur une île semi-désertique séparée de la ville historique par un canal d’eaux vertes, et parsemée de buissons d’icaquiers qui avaient été le refuge dominical des amoureux aux temps de la colonie. Peu d’années auparavant, on avait démoli le vieux pont de pierre des Espagnols pour en construire un autre en ciment avec des réverbères à globes, et permettre ainsi aux tramways à mules de le traverser. Au début, les habitants de la Manga avaient dû supporter un supplice dont on n’avait pas tenu compte dans le projet : dormir à côté de la première usine d’électricité de la ville, dont les trépidations étaient un éternel tremblement de terre.

Le docteur Juvenal Urbino, avec tout son pouvoir, n’avait pas même réussi à la faire déplacer là où elle ne gênerait personne, jusqu’à ce qu’intervînt en sa faveur sa complicité bien connue avec la divine providence. Une nuit, la chaudière de l’usine explosa dans un fracas épouvantable, vola par-dessus les nouvelles maisons, traversa dans les airs la moitié de la ville et dégringola dans le grand cloître de l’ancien couvent de Saint-Julien-l’Hospitalier. Le vieil édifice en ruine avait été abandonné au début de la même année, mais la chaudière entraîna la mort de quatre prisonniers qui, évadés de la prison locale aux premières heures de la nuit, s’étaient cachés dans la chapelle.

Ce faubourg paisible, avec de si belles traditions amoureuses, ne fut en revanche guère propice aux amours contrariées lorsqu’il devint un quartier résidentiel. Les rues étaient poussiéreuses en été, boueuses en hiver et désolées tout au long de l’année, les rares maisons étaient dissimulées derrière des jardins luxuriants, avec des terrasses en mosaïque à la place des balcons en saillie d’autrefois, comme si on les avait bâties exprès pour éloigner les amants furtifs. Par bonheur, la mode, à cette époque, était aux promenades vespérales dans les vieilles victorias de louage restaurées pour n’y atteler qu’un seul cheval, et le parcours finissait sur une éminence du haut de laquelle on admirait les crépuscules d’octobre mieux que de la tour du phare, et d’où l’on voyait les requins énigmatiques guetter la plage des séminaristes, et le transatlantique du jeudi, immense et blanc, que l’on pouvait presque toucher de la main lorsqu’il passait par le chenal du port. Florentino Ariza avait coutume de louer une Victoria après une dure journée de labeur, mais au lieu d’en plier la capote comme c’était l’usage pendant les mois de chaleur, il s’enfonçait dans le siège et, invisible dans l’ombre, toujours seul, il donnait l’ordre de prendre des chemins imprévus afin de ne pas éveiller les mauvaises pensées du cocher. En réalité, dans cette promenade, seul l’intéressait le parthénon de marbre rose à demi caché entre les bananiers et les frondaisons des manguiers, réplique sans gloire des demeures idylliques des planteurs de coton de Louisiane. Les enfants de Fermina Daza rentraient chez eux peu avant cinq heures. Florentino Ariza les voyait arriver dans la voiture familiale, et voyait ensuite le docteur Juvenal Urbino sortir pour ses visites de routine, mais en une année ou presque de rondes, il n’avait pas même pu apercevoir ce mirage tant désiré.

Un soir qu’il persistait dans sa promenade solitaire en dépit de la première averse dévastatrice de juin, le cheval glissa dans la boue et s’écroula les quatre fers en l’air. Florentino Ariza se rendit compte avec horreur qu’ils étaient juste devant la propriété de Fermina Daza et adressa une prière au cocher, sans penser que sa consternation pouvait le dénoncer.

« Ici non, je vous en supplie, lui cria-t-il. N’importe où mais pas ici. »

Vexé par cette insistance, le cocher tenta de relever le cheval sans le dételer, et l’essieu de la voiture se brisa. Florentino Ariza descendit comme il le put, but sa honte sous la rigueur de la pluie dans l’espoir que d’autres passants s’offriraient pour le reconduire chez lui. Tandis qu’il attendait, une servante de la famille Urbino, qui l’avait vu avec ses vêtements trempés et de la boue jusqu’aux chevilles, lui porta un parapluie pour qu’il allât se réfugier sur la terrasse. Jamais, dans le plus audacieux de ses rêves, Florentino Ariza n’avait songé à une telle chance, mais cet après-midi-là, il eût préféré mourir plutôt que se laisser voir par Fermina Daza dans un pareil état.

Lorsqu’ils habitaient la vieille ville, Juvenal Urbino et sa famille faisaient à pied, le dimanche, le chemin de chez eux à la cathédrale pour assister à la messe de huit heures, un rassemblement plus mondain que religieux. Lorsqu’ils changèrent de maison, ils continuèrent pendant plusieurs années de s’y rendre et parfois même ils s’attardaient pour bavarder avec des amis sous les palmiers du parc. Mais lorsqu’on construisit la chapelle du séminaire conciliaire de la Manga, avec sa plage privée et son propre cimetière, ils ne retournèrent à la cathédrale que pour des occasions très solennelles. Ignorant ces modifications, Florentino Ariza attendit plusieurs dimanches à la sortie des trois messes. Puis il comprit son erreur et se rendit à la nouvelle église, et là, il vit, les quatre dimanches du mois d’août, à huit heures précises, le docteur Juvenal Urbino et ses enfants, mais Fermina Daza n’était pas avec eux. Au cours d’un de ces mêmes dimanches, il visita le nouveau cimetière où les habitants de la Manga se faisaient construire de somptueux mausolées, et son coeur bondit lorsqu’il découvrit, à l’ombre de deux grands ceibas, le plus beau de tous, achevé, avec des vitraux gothiques, des anges de marbre et des inscriptions en lettres dorées pour toute la famille. Parmi elles, bien sûr, celle de dona Fermina Daza de Urbino de la Calle avec, à côté, celle de son époux, et une épitaphe commune : Ensemble aussi dans la paix du Seigneur.

Jusqu’à la fin de l’année, Fermina Daza n’assista à aucune manifestation civique ou sociale, pas même aux festivités de Noël dont elle et son mari avaient coutume d’être des protagonistes de luxe. Mais c’est à la représentation inaugurale de la saison d’opéra qu’on remarqua le plus son absence. À l’entracte, Florentino Ariza surprit un petit groupe qui, bien que sans la nommer, sans aucun doute parlait d’elle. Ils disaient qu’au mois de juin dernier on l’avait vue monter en pleine nuit sur le transatlantique de la Cunard qui faisait route vers Panama et qu’elle était voilée de noir afin qu’on ne vît pas les ravages de la maladie honteuse qui la consumait. Quelqu’un demanda quel mal terrible avait osé s’emparer d’une femme aux pouvoirs si grands et la réponse qu’il reçut débordait de fiel noir :

« Une dame aussi distinguée ne peut avoir que la phtisie. »

Florentino Ariza savait que dans son pays les riches n’étaient jamais atteints de maladies courtes. Ou ils mouraient sur-le-champ, presque toujours à la veille d’une fête importante qui était gâchée par le deuil, ou ils s’éteignaient en de longues et abominables maladies dont les détails intimes finissaient par être de notoriété publique. La réclusion à Panama était presque une pénitence forcée dans la vie des riches. Ils se soumettaient à la volonté de Dieu à l’hôpital des Adventistes, un immense hangar blanc perdu au milieu des averses préhistoriques de la chaîne du Darién, où les malades perdaient le compte du peu qu’il leur restait à vivre dans des chambres solitaires aux fenêtres grillagées et où personne ne pouvait savoir avec certitude si l’odeur de l’acide phénique était odeur de santé ou odeur de mort. Ceux qui guérissaient revenaient chargés de cadeaux fastueux qu’ils distribuaient à pleines mains dans l’angoisse qu’on ne leur pardonnât l’indiscrétion d’être encore en vie. Certains revenaient avec l’abdo-men balafré de cicatrices barbares qui semblaient avoir été cousues avec du chanvre de cordonnier, relevaient leur chemise pour les montrer à leurs visiteurs, les comparaient avec d’autres ayant appartenu à des morts qu’avaient suffoqués les excès de la félicité, et le restant de leurs jours racontaient et n’avaient de cesse de raconter les apparitions angéliques qu’ils avaient vues sous l’effet du chloroforme. En revanche, nul ne connut jamais les visions de ceux qui ne revenaient pas et parmi eux, les plus tristes : ceux qui, bannis, étaient morts dans le pavillon des phtisiques à cause de la tristesse de la pluie plus que des souffrances de leur maladie.

Florentino Ariza ne savait, s’il avait eu à choisir, ce qu’il eût préféré pour Fermina Daza. Certes, la vérité avant toute chose, fût-elle insupportable, mais quoiqu’il la cherchât, il ne la trouvait pas. Il lui semblait inconcevable que nul ne pût lui fournir le moindre indice pour confirmer ces dires. Dans le monde des navires fluviaux qui était le sien, il n’y avait mystère qui pût être préservé ni secret qui pût être gardé. Cependant, personne n’avait entendu parler de la femme voilée de noir. Nul ne savait rien dans une ville où l’on savait tout et où beaucoup de choses se savaient avant même qu’elles eussent lieu. Surtout les choses des riches. Et de surcroît, personne n’avait d’explication pour la disparition de Fermina Daza. Florentino Ariza continuait de tourner autour de la Manga, assistant sans dévotion aux messes de la basilique du séminaire, aux cérémonies civiques qui, son état d’esprit eût-il été autre, ne l’eussent jamais intéressé, mais le temps ne faisait qu’accréditer les on-dit. Tout semblait normal chez les Urbino de la Calle sauf l’absence de la mère.

Au milieu de ces multiples enquêtes, des nouvelles lui parvinrent qu’il ignorait, ou qu’il n’avait pas cherché à connaître, et entre autres celles de la mort de Lorenzo Daza dans le village des Cantabres où il était né. Il se rappelait l’avoir vu pendant des années prendre part aux tumultueuses parties d’échecs au café de la Paroisse, la voix cassée d’avoir tant parlé, plus gros et plus rude à mesure qu’il s’abîmait dans les sables mouvants d’une mauvaise vieillesse. Ils ne s’étaient Plus adressé la parole depuis le désagréable petit déjeuner à l’anis du siècle précédent, et Florentino Ariza était convaincu que Lorenzo Daza se souvenait de lui avec autant de rancoeur que lui-même se souvenait de Lorenzo Daza, même après que ce dernier eut obtenu pour sa fille le mariage fortuné qui était devenu son unique raison de rester en vie. Mais il était à ce point décidé à trouver une information indubitable sur la santé de Fermina Daza qu’afin de l’obtenir de son père il était retourné au café de la Paroisse, à l’époque où l’on y célébrait le tournoi historique de Jeremiah de Saint-Amour contre quarante-deux adversaires. C’est ainsi qu’il apprit la mort de Lorenzo Daza, et il s’en réjouit de tout son coeur, conscient cependant que le prix de cette joie pouvait être de continuer à vivre sans connaître la vérité. Enfin, il accepta comme authentique la version de l’hôpital des condamnés, sans autre consolation qu’un dicton célèbre : Femme alitée, femme pour l’éternité. Dans ses moments de découragement, il se rangeait à l’idée que la nouvelle de la mort de Fermina Daza, si elle survenait, lui parviendrait de toute façon, sans qu’il eût à la chercher.

Elle ne devait jamais lui parvenir. Car Fermina Daza était vivante et en bonne santé dans l’hacienda où sa cousine Hildebranda vivait oubliée du monde, à une demi-lieue du village de Flores de Maria. Elle était partie sans faire de scandale, d’un commun accord avec son époux, alors que tous deux étaient empêtrés comme des adolescents dans la seule crise sérieuse qu’ils avaient traversée en tant d’années de stabilité conjugale. Elle les avait surpris dans le repos de la maturité, alors qu’ils se sentaient à l’abri de toute embuscade de l’adversité, que leurs enfants étaient élevés et éduqués, et qu’ils avaient l’avenir devant eux pour apprendre à vieillir sans amertume. Elle fut à ce point imprévue pour tous deux qu’ils ne voulurent pas la résoudre en se querellant, dans les larmes, ou médiateurs à l’appui, comme c’était l’usage courant dans les Caraïbes, mais avec la sagesse des nations européennes, et à force de n’être ni d’ici ni de là-bas, ils avaient fini par s’embourber dans une situation puérile qui n’était de nulle part. Enfin, elle avait décidé de partir, sans même savoir pourquoi ni vers quoi, animée par la rage, et lui, entravé par la conscience de sa faute, avait été incapable de la retenir.

Fermina Daza s’était en effet embarquée en pleine nuit dans le plus grand secret, le visage recouvert d’une mantille de deuil, non sur le transatlantique de la Cunard à destination de panama, mais sur le petit bateau régulier de San Juan de la Ciénaga, la ville où elle était née et avait vécu jusqu’à sa puberté, et dont la nostalgie, avec les ans, lui devenait de plus en plus insupportable. Contre la volonté de son mari et les moeurs de l’époque, elle n’était accompagnée que d’une filleule âgée de quinze ans qui avait été élevée avec les domestiques de la maison, mais ils avaient informé de son voyage les capitaines des navires et les autorités de chaque port. Lorsqu’elle avait pris cette décision irréfléchie, elle avait dit à ses enfants qu’elle partait trois mois changer d’air chez la tante Hildebranda, alors qu’elle était décidée à y rester. Le docteur Juvenal Urbino connaissait très bien sa force de caractère, et il était à ce point affligé qu’il l’accepta avec humilité comme un châtiment de Dieu pour la gravité de ses fautes. Mais à peine les lumières du bateau s’étaient-elles estompées que tous deux se repentaient déjà de leur faiblesse.

Malgré la correspondance d’usage sur l’état de santé des enfants et autres affaires de la maison, presque deux ans s’écoulèrent sans que ni l’un ni l’autre trouvât un chemin de retour qui ne fût pas miné par l’orgueil. Les enfants passèrent les vacances scolaires de la deuxième année à Flores de Maria, et Fermina Daza fit l’impossible pour paraître satisfaite de sa nouvelle vie. Ce fut du moins la conclusion que Juvenal Urbino tira des lettres de son fils. De plus, l’archevêque de Riohacha se rendit dans la région en tournée pastorale, montant, sous un dais, sa célèbre mule blanche au tapis de selle brodé d’or. Derrière lui marchaient des pèlerins venus de lointains villages, des joueurs d’accordéon, des vendeurs ambulants de victuailles et d’amulettes, et l’hacienda déborda trois jours durant d’invalides et de moribonds qui, en réalité, ne venaient pas pour les doctes sermons et les indulgences plénières de l’archevêque mais pour les faveurs de la mule dont on disait qu’elle accomplissait des miracles derrière le dos de son maître. L’archevêque, qui fréquentait la maison des Urbino de la Calle depuis qu’il était simple curé, s’échappa un midi de sa kermesse pour aller déjeuner à l’hacienda d’Hildebranda. Après le déjeuner, au cours duquel on ne parla que d’affaires terrestres, il prit à part Fermina Daza et voulut l’entendre en confession. Elle refusa, sur un ton aimable mais ferme, en arguant de façon explicite qu’elle n’avait à se repentir de rien. Elle ne l’avait pas fait exprès, mais avait l’idée que sa réponse parviendrait là où elle le devait.

Le docteur Juvenal Urbino avait coutume de dire, non sans un certain cynisme, que le coupable de ces deux années d’épreuves n’était pas lui mais la mauvaise habitude qu’avait Fermina Daza de renifler les vêtements que la famille et elle-même avaient portés, afin de savoir à leur odeur s’il fallait les donner à laver alors même qu’ils paraissaient propres. Elle le faisait depuis l’enfance et jamais n’avait cru que cela se remarquât tant, jusqu’à ce que son mari s’en aperçût, la nuit même de leurs noces. Il s’aperçut aussi qu’elle fumait au moins trois fois par jour, enfermée dans les toilettes, mais cela n’avait guère éveillé son attention car les femmes de son rang avaient l’habitude de s’enfermer en groupe pour parler d’hommes, fumer et même boire de l’eau-de-vie de quatre sous, jusqu’à rouler à terre soûles comme des bourriques. Mais l’habitude de renifler tous les vêtements qu’elle trouvait sur son passage lui semblait inconvenante et surtout dangereuse pour la santé. Elle le prenait à la légère, comme elle prenait tout ce dont elle refusait de discuter, et disait que ce n’était pas par simple fantaisie que Dieu lui avait mis au milieu de la figure ce nez fouineux de goéland. Un matin, tandis qu’elle faisait les courses, les domestiques avaient ameuté le voisinage en cherchant son fils alors âgé de trois ans qu’ils n’avaient pu trouver dans aucun recoin de la maison. Elle arriva au milieu de la panique, fit deux ou trois tours de fin limier et dénicha l’enfant endormi à l’intérieur d’une armoire, là où nul n’avait pensé qu’il pût s’être caché. Lorsque son mari, stupéfait, lui demanda comment elle l’avait trouvé, elle répondit :

« À l’odeur de caca. »

En vérité son odorat ne lui servait pas qu’à renifler les vêtements ou à retrouver les enfants perdus : il était son sens de l’orientation pour toutes les choses de la vie, et surtout de la vie mondaine. Juvenal Urbino l’avait observé tout au long de son mariage, en particulier au début, lorsqu’elle n’était qu’une nouvelle venue dans ce milieu mal disposé à son endroit depuis trois cents ans et cependant naviguait entre des frondaisons de corail aussi tranchantes que des couteaux sans se heurter à quiconque, avec une maîtrise du monde qui ne pouvait être qu’un instinct surnaturel. Cette terrible faculté, dont l’origine pouvait aussi bien se trouver dans une sagesse millénaire que dans un coeur de pierre, fut frappée par le sort un dimanche de malheur avant la messe, lorsque Fermina Daza, reniflant par pure habitude les vêtements que son mari avait portés la veille, fut envahie par le sentiment troublant d’avoir eu un autre homme dans son lit.

Elle renifla d’abord la veste et le gilet tandis qu’elle décrochait de la boutonnière la montre de gousset, sortait des poches le stylographe, le portefeuille, les quelques pièces de monnaie et posait le tout sur la coiffeuse, puis elle renifla la chemise plissée tandis qu’elle ôtait la pince de cravate, les boutons de manchette en topaze et le bouton en or du faux col, puis elle renifla le pantalon tandis qu’elle en sortait le porte-clefs à onze clefs et le canif à manche de nacre, et renifla enfin le caleçon, les chaussettes et le mouchoir de fil brodé à ses initiales. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute : tous ses vêtements étaient imprégnés d’une odeur qu’ils n’avaient jamais eue en tant d’années de vie commune, une odeur impossible à définir car elle ne provenait ni de fleurs ni d’essences artificielles mais de quelque chose de propre à la nature humaine. Elle ne dit rien, ne retrouva pas l’odeur les jours suivants, et pourtant ne reniflait plus les vêtements de son mari pour savoir s’il fallait ou non les laver mais avec une angoisse insupportable qui lui rongeait les entrailles.

Fermina Daza ne savait où situer l’odeur des vêtements dans la routine de son époux. Ce ne pouvait être entre son cours et le déjeuner car elle supposait qu’aucune femme saine d’esprit ne ferait l’amour à de pareilles heures et à une telle vitesse, et moins encore avec un visiteur, alors qu’elle devait s’occuper du ménage, des lits, des courses et du déjeuner, rongée sans doute par l’angoisse qu’un des enfants revînt de l’école plus tôt que prévu le crâne fendu par une pierre, et la trouvât toute nue à onze heures du matin dans sa chambre encore en désordre, et de surcroît avec un médecin couché sur elle. Elle savait, par ailleurs, que le docteur Juvenal Urbino ne faisait l’amour que le soir et de préférence dans l’obscurité totale ou, en dernière instance, avant le petit déjeuner, au premier chant des oiseaux. Selon lui, cette heure passée, se déshabiller et se rhabiller était plus fatigant que le plaisir d’une étreinte à la sauvette. De sorte que la contamination des vêtements ne pouvait provenir que d’une de ses visites ou d’un moment volé aux parties d’échecs ou aux séances de cinéma. L’occupation de ses soirées était difficile à vérifier car Fermina Daza, au contraire de nombre de ses amies, était trop fière pour espionner son mari ou pour demander à quelqu’un de le faire à sa place. L’horaire des visites, qui semblait plus approprié à l’infidélité, était aussi le plus facile à surveiller parce que le docteur Juvenal Urbino consignait avec minutie l’histoire clinique de ses patients et même l’état de leurs comptes, depuis le jour où il se rendait pour la première fois chez eux jusqu’à celui où il les renvoyait de ce monde avec une croix finale et une phrase pour le repos de leur âme.

Trois semaines s’écoulèrent pendant lesquelles l’odeur disparut, puis Fermina Daza la retrouva au moment où elle s’y attendait le moins, elle la retrouva plus insinuante que jamais pendant plusieurs jours consécutifs dont un dimanche qu’ils avaient passé en famille et où ils ne s’étaient pas séparés un seul instant. Un après-midi, contre son habitude et même contre ses désirs, elle se retrouva dans le cabinet de son époux avec le sentiment que ce n’était pas elle mais une autre qui était en train de faire ce qu’elle-même ne ferait jamais, déchiffrant avec une ravissante loupe du Bengale les inextricables notes des visites des derniers mois. C’était la première fois qu’elle entrait seule dans ce cabinet saturé de relents de créosote, encombré de livres reliés en peaux d’animaux obscurs, de gravures floues d’étudiants, de parchemins honorifiques, d’astrolabes et de poignards de fantaisie collectionnés pendant des années. Un sanctuaire secret qui avait toujours été la seule partie de la vie privée de son mari à laquelle elle n’avait pas accès parce que l’amour n’y avait pas de place, et elle n’y était entrée que de rares fois, toujours avec son époux et toujours pour des problèmes fugaces. Elle ne se sentait pas le droit d’y pénétrer seule, et moins encore pour y mener des enquêtes qui lui semblaient indécentes. Mais elle était là. Elle voulait découvrir la yérité et la cherchait dans une anxiété à peine comparable avec la peur atroce de la trouver, poussée par un ouragan incontrôlable plus impérieux que sa fierté congénitale, plus impérieux encore que sa dignité : un fascinant supplice.

Elle ne put rien tirer au clair parce que les patients de son mari, à l’exception de leurs amis communs, faisaient eux aussi partie d’un domaine étanche, des gens sans identité que l’on connaissait non à leur visage mais à leurs maux, non à la couleur de leurs yeux ou aux effusions de leur coeur mais à la taille de leur foie, à l’épaisseur de leur langue, aux grumeaux dans leurs urines, aux hallucinations de leurs nuits de fièvre. Des gens qui croyaient en son époux, qui croyaient vivre grâce à lui alors qu’en réalité ils vivaient pour lui, et qui finissaient par être réduits à une petite phrase écrite de sa main au pied du dossier médical : Sois tranquille, Dieu t’attend devant la porte. Fermina Daza quitta le cabinet au bout de deux heures inutiles, avec le sentiment d’avoir succombé à l’indécence.

Échauffée par son imagination, elle commença à détecter des changements chez son mari. Elle le trouvait évasif, sans appétit à table ni au lit, enclin à l’exaspération et aux réponses ironiques, et à la maison il n’était plus l’homme paisible d’autrefois mais un lion en cage. Pour la première fois depuis leur mariage elle surveillait ses retards, les contrôlait à la minute près, prêchait le faux pour savoir le vrai, et se sentait ensuite blessée à mort par ses contradictions. Une nuit, elle se réveilla en sursaut en proie à un fantasme, le voyant qui la regardait dans le noir avec des yeux qui lui semblèrent remplis de haine. Elle avait connu un frisson identique dans sa prime jeunesse, lorsqu’elle voyait Florentino Ariza au pied de son lit, mais c’était alors une apparition d’amour et non de haine. De plus, elle n’était pas cette fois le jouet d’un fantasme : il était deux heures du matin, son mari réveillé s’était assis dans le lit pour la regarder dormir et lorsqu’elle lui demanda pourquoi, il refusa de répondre. Il reposa sa tête sur l’oreiller et dit :

« Tu as dû rêver. »

Après cette nuit-là et plusieurs incidents de même nature à propos desquels elle ne savait plus avec certitude où finissait la réalité et où commençaient les chimères, elle découvrit avec stupeur qu’elle était en train de devenir folle. Enfin, elle s’aperçut que son mari n’avait communié ni le jeudi saint ni les dimanches précédents et que cette année il n’avait pas trouvé de temps pour ses retraites spirituelles. Lorsqu’elle lui demanda à quoi étaient dus ces changements insolites, elle reçut une réponse indignée. Ce fut la preuve par neuf, parce que depuis sa première communion à l’âge de huit ans, jamais il n’avait omis de communier à une date aussi importante. De sorte qu’elle comprit que son époux était en état de péché mortel et que de surcroît il avait décidé d’y demeurer car il n’avait pas même fait appel à l’aide de son confesseur. Jamais elle n’eût imaginé qu’on pût souffrir ainsi pour une chose qui semblait être tout le contraire de l’amour, mais tels étaient ses sentiments et elle décida que la seule façon de ne pas mourir était de mettre le feu au noeud de vipères qui lui gangrenait les entrailles. Ce qu’elle fit. Un après-midi, alors qu’elle reprisait des chaussettes sur la terrasse tandis que son époux terminait sa lecture quotidienne après sa sieste, elle interrompit soudain son ouvrage, releva ses lunettes sur son front et l’interpella sans le moindre signe de dureté.

« Docteur. »

Il était plongé dans la lecture de l’Île des pingouins, le roman que tout le monde lisait à ce moment-là, et il répondit sans lever les yeux : Oui [1]. Elle insista :

« Regarde-moi bien en face. »

Il obéit, la regardant sans la voir à travers le brouillard de ses lunettes de lecture, mais il n’eut pas besoin de les ôter pour sentir la brûlure de son regard de braise.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

— Tu le sais mieux que moi », répondit-elle.

Elle ne dit rien de plus. Elle reposa ses lunettes sur son nez et poursuivit son raccommodage. Le docteur Juvenal Urbino sut alors que ses longues heures d’angoisse étaient terminées. À l’inverse de ce qu’il avait imaginé, son coeur ne reçut pas en cet instant une secousse sismique mais une onde de paix. C’était le grand soulagement que fût arrivé aussi tôt ce qui tôt ou tard devait arriver : le fantôme de la senorita Barbara Lynch était enfin entré dans la maison.

Le docteur Juvenal Urbino l’avait rencontrée quatre mois auparavant alors qu’elle attendait son tour à la consultation externe de l’hôpital de la Miséricorde, et il s’était aussitôt rendu compte qu’un événement irréparable venait de se produire dans sa vie. C’était une grande mulâtresse, élégante, aux os longs, dont la peau avait la couleur et la douce consistance de la mélasse, portant ce matin-là un tailleur rouge à pois blancs et un chapeau assorti dont les larges bords ombraient jusqu’à ses paupières. Elle semblait d’un sexe plus défini que le reste des humains. Le docteur Juvenal Urbino ne travaillait pas à la consultation externe mais chaque fois qu’il passait dans le service et disposait d’un peu de temps, il s’arrêtait pour rappeler à ses élèves qu’il n’y a pas de meilleure médecine qu’un bon diagnostic. De sorte qu’il s’arrangea pour assister à l’examen de la mulâtresse inattendue, en prenant soin de ne pas faire un geste qui pût ne pas sembler habituel à ses disciples, ne la regarda qu’à peine, mais enregistra dans sa mémoire les indications portées sur son dossier. L’après-midi, après sa dernière visite, il ordonna à son cocher de se rendre à l’adresse qu’elle avait indiquée à la consultation. Elle était là, savourant sur la terrasse la fraîcheur du mois de mars.

C’était une maison antillaise typique, toute peinte en jaune jusqu’à son toit de tôles, avec des fenêtres grillagées, des jardinières d’oeillets et des fougères accrochées au-dessus de la porte, et elle était posée sur des pilotis de bois au milieu du marais de la Mauvaise Éducation. Un troupiale chantait dans une cage suspendue à l’avant-toit. Sur le trottoir d’en face, il y avait une école primaire et les enfants qui sortaient en débandade obligèrent le cocher à tenir les rênes serrées afin d’éviter au cheval d’avoir peur. Ce fut une chance car la senorita Barbara Lynch eut le temps de reconnaître le médecin. Elle le salua comme s’ils étaient de vieilles connaissances, l’invita à prendre un café en attendant que l’agitation s’apaisât et, à l’encontre de ses habitudes, il le but, ravi, l’écoutant parler d’elle qui, depuis ce matin seule l’intéressait et seule l’intéresserait dans les mois à venir sans lui laisser une minute de repos. Un jour, alors qu’il venait de se marier, un ami lui avait dit devant sa femme que tôt ou tard il lui faudrait faire face à une passion envoûtante pouvant mettre en jeu la stabilité de son ménage. Lui, qui croyait se connaître, qui connaissait la force de ses racines morales, avait ri de cette Prédiction. Mais voilà : elle était là.

La senorita Barbara Lynch, docteur en théologie, était la fille unique du révérend Jonathan B. Lynch, un pasteur protestant, noir et desséché, qui visitait à dos de mule les cabanes indigentes des marais, prêchant la parole d’un des nombreux dieux dont le docteur Juvenal Urbino écrivait les noms avec une minuscule afin de les distinguer du sien. Elle parlait un bon espagnol, mais un petit caillou dans sa syntaxe la faisait souvent trébucher, la rendant plus délicieuse encore. Elle allait avoir vingt-huit ans en décembre, avait divorcé peu de temps auparavant d’un autre pasteur, disciple de son père, avec qui elle avait été mal mariée pendant deux ans, et elle n’avait aucune envie de récidiver. Elle dit : « Je n’ai d’autre amour que mon troupiale. » Le docteur Urbino était trop sérieux pour penser à quelque sous-entendu. Au contraire : troublé, il se demanda si tant de facilités réunies n’étaient pas un piège que lui tendait le bon Dieu pour les lui faire payer ensuite à un taux usuraire, mais il écarta aussitôt cette pensée comme une stupidité théologique due à son état de trouble.

En guise d’adieu, il mentionna comme par hasard la consultation du matin, sachant que rien ne plaît mieux à un malade que parler de ses douleurs, et elle fut à ce point merveilleuse en parlant des siennes qu’il lui promit de revenir le lendemain, à quatre heures précises, pour l’examiner avec plus d’attention. Elle prit peur : elle savait qu’un médecin de cette qualité était très au-dessus de ses moyens, mais il la rassura : « Dans ce métier, nous faisons en sorte que les riches paient pour les pauvres. » Puis il nota sur son carnet : Mademoiselle Barbara Lynch, marais de la Mauvaise Éducation, samedi 16 heures. Quelques mois plus tard, Fermina Daza devait lire la fiche où figuraient les détails du diagnostic et du traitement ainsi que l’évolution de la maladie. Le nom attira son attention et elle crut d’abord à une de ces artistes débarquées des cargos fruitiers de La Nouvelle-Orléans, mais l’adresse lui fit plutôt penser à une Jamaïcaine, donc à une Noire, et elle l’écarta sans douleur des goûts de son mari.

Le samedi, le docteur Juvenal Urbino arriva au rendez-vous avec dix minutes d’avance alors que la senorita Lynch n’avait pas fini de s’habiller pour le recevoir. Il n’avait pas éprouvé pareille tension depuis ses études à Paris lorsqu’il se présentait à un oral d’examen. Étendue sur le lit de baptiste, vêtue d’une légère combinaison de soie, la senorita Lynch était d’une beauté interminable. Tout en elle était grand et intense : ses muscles de sirène, sa peau à feu doux, ses seins impavides, ses gencives diaphanes aux dents parfaites, tout son corps exhalait un arôme de bonne santé qui n’était autre que l’odeur humaine trouvée par Fermina Daza sur les vêtements de son mari. Elle était allée à la consultation externe parce qu’elle souffrait de ce qu’elle appelait, avec beaucoup de grâce, des coliques tordues, et le docteur Urbino pensait que c’était un symptôme à ne pas prendre à la légère. De sorte qu’il palpa ses organes internes avec plus d’intention que d’attention, et tandis qu’il oubliait sa propre sagesse et découvrait abasourdi que cette créature merveilleuse était aussi belle dedans que dehors, il s’abandonna aux délices du toucher, non au titre de médecin le plus qualifié du littoral caraïbe mais comme une pauvre créature de Dieu que tourmentait le désordre de ses instincts. Il n’avait connu semblable situation qu’une seule fois dans sa rude vie professionnelle et, à sa plus grande honte, la patiente indignée avait écarté sa main, s’était assise sur le lit et lui avait dit : « Ce que vous désirez arrivera peut-être, mais pas ainsi. » La senorita Lynch, en revanche, s’abandonna à ses mains et lorsqu’elle ne douta plus du tout que le médecin pensait à autre chose qu’à sa science, elle dit :

« Je croyais que c’est interdit par la morale. »

La sueur l’inondait au point qu’il semblait sortir tout habillé d’une étuve, et il essuya ses mains et son visage avec une serviette.

« La morale, dit-il, s’imagine que les médecins sont en bois. »

Elle lui tendit une main reconnaissante.

« Ce n’est pas parce que je le croyais que ça ne pourrait pas se faire, dit-elle. Imagine ce que signifie pour une pauvre négresse comme moi qu’un homme dont on parle tant s’intéresse à moi.

— Je n’ai pas cessé un seul instant de penser à vous », dit-il.

Ce fut un aveu si frémissant qu’il était digne de pitié. Mais elle le mit à l’abri de tout mal avec un éclat de rire qui illumina la chambre.

« Je le sais depuis que je t’ai vu dedans l’hôpital, docteur. Je suis noire mais pas bête. »

Ce ne fut pas facile. La senorita Lynch voulait garder son honneur intact, elle voulait, dans l’ordre, sécurité et amour, et croyait les mériter. Elle donna au médecin l’occasion de la séduire mais sans entrer dans la chambre, même lorsqu’elle était seule dans la maison. Le plus loin qu’elle alla fut de lui permettre la répétition de la cérémonie de palpation et d’auscultation, avec tous les viols éthiques qu’il voulait, mais sans la déshabiller. Lui, de son côté, ne pouvait lâcher l’hameçon auquel il avait mordu et persévéra dans ses assiduités quotidiennes. Pour des raisons d’ordre pratique, une relation suivie avec la senorita Lynch était presque impossible, mais il était trop faible pour s’arrêter à temps, de même qu’il le serait plus tard pour continuer de la voir. Ce furent ses limites.

Le révérend Lynch menait une vie irrégulière, partait à tout moment sur sa mule chargée d’un côté de bibles et de feuillets de propagande évangélique, de l’autre de provisions, et il revenait lorsqu’on l’attendait le moins. L’école d’en face était un autre inconvénient car les enfants chantaient leurs leçons en regardant par les fenêtres et ce qu’ils voyaient le mieux était la maison sur le trottoir opposé, avec ses portes et ses fenêtres grandes ouvertes dès six heures du matin, ils voyaient la senorita Lynch accrocher la cage à l’avant-toit pour que le troupiale apprît les leçons qu’ils chantaient, la voyaient, coiffée d’un turban coloré, les chanter de sa voix chaude des Caraïbes en même temps qu’elle vaquait aux occupations ménagères, et la voyaient ensuite assise à la porte chanter toute seule en anglais les psaumes de l’après-midi.

Il leur fallait choisir une heure où les enfants n’étaient pas là, et il n’y avait que deux possibilités : à l’heure du déjeuner, entre midi et deux heures, mais le médecin lui aussi déjeunait, et en fin d’après-midi quand les enfants rentraient chez eux. C’était l’heure la meilleure, mais le docteur avait déjà terminé ses visites et ne disposait que de quelques minutes avant de rentrer dîner chez lui. Le troisième problème, pour lui le plus grave, était sa propre situation. Il lui était impossible de venir sans la voiture que tout le monde connaissait et qui l’attendait toujours à la porte. Il aurait pu mettre son cocher dans le secret, comme le faisaient presque tous ses amis du Club social, mais c’était hors de portée de ses moeurs. Au point que lorsque ses visites à la senorita Lynch devinrent trop évidentes, le cocher de la famille, en livrée, osa lui demander s’il ne valait pas mieux qu’il revînt le chercher plus tard afin que la voiture ne restât pas aussi longtemps devant la porte. Le docteur Urbino eut une réaction qui ne lui était pas habituelle et l’arrêta net.

« Depuis que je te connais, c’est la première fois que je t’entends dire quelque chose que tu ne devrais pas dire. Très bien : je fais comme si tu n’avais rien dit. »

Il n’y avait pas de solution. Dans une ville comme celle-ci, il était impossible de cacher une maladie alors que la voiture du médecin était devant une porte. Parfois, le médecin lui-même prenait l’initiative d’aller à pied, si la distance le lui permettait, ou montait dans une voiture de louage, afin d’éviter des rumeurs malveillantes ou prématurées. Toutefois, de telles cachoteries ne servaient pas à grand-chose car les ordonnances permettaient dans les pharmacies de découvrir la vérité, au point que le docteur Juvenal Urbino prescrivait de faux médicaments avec les bons afin de préserver le droit sacré des malades à mourir en paix dans le secret de leurs maladies. On pouvait aussi justifier de diverses et honnêtes façons la présence de sa voiture devant la maison de la senorita Lynch, mais pas pour longtemps et moins encore pour le temps qu’il eût désiré : toute la vie.

Le monde devint pour lui un enfer. Car une fois satisfaite leur folie première, tous deux prirent conscience des risques, et le docteur Juvenal Urbino n’eut jamais le courage d’affronter le scandale. Dans les délires de la fièvre il promettait tout, mais une fois que tout était fini, tout était remis à plus tard. En revanche, à mesure qu’augmentait son désir d’être avec elle, augmentait aussi la crainte de la perdre, de sorte que leurs rencontres se firent de plus en plus hâtives et difficiles. Il ne pensait à rien d’autre. Il attendait l’après-midi dans une angoisse insupportable, oubliait ses autres rendez-vous, oubliait tout sauf elle, mais à mesure que la voiture approchait des marais de la Mauvaise Éducation, il suppliait Dieu qu’un incident de dernière minute l’obligeât à ne pas s’y arrêter. Son angoisse était telle qu’il se réjouissait parfois d’apercevoir, depuis le coin de la rue, la tête cotonneuse du révérend Lynch qui lisait sur la terrasse, ou sa fille dans le salon en train de catéchiser les enfants du quartier en chantant les Évangiles. Heureux, il rentrait alors chez lui afin de ne pas continuer à défier le hasard, mais plus tard il se sentait devenir fou et désirait qu’il fût tous les jours et toute la journée cinq heures de l’après-midi.

De sorte que lorsque la voiture devant la porte se fit trop évidente, leurs amours devinrent impossibles et au bout de trois mois elles n’étaient plus que ridicules. Sans avoir le temps de dire un mot, la senorita Lynch entrait dans la chambre dès qu’elle voyait arriver son amant affolé. Elle prenait la précaution de mettre une jupe large les jours où elle l’attendait, une ravissante jupe de la Jamaïque avec des volants à fleurs de toutes les couleurs, sans sous-vêtements, sans rien, croyant que la facilité l’aiderait à surmonter sa frayeur. Mais il gâchait tout ce qu’elle faisait pour le rendre heureux. Il la suivait dans la chambre, haletant et baigné de sueur, entrait en trombe, jetait tout par terre, sa canne, sa serviette, son panama, et faisait l’amour le pantalon enroulé sur les genoux, la veste boutonnée pour être moins gêné, la montre de gousset dans la poche de son gilet, avec ses chaussures et avec tout, plus préoccupé de repartir aussi vite que possible que de jouir de son plaisir. Elle restait sur sa faim, entrait à peine dans le tunnel de sa solitude alors que déjà il se reboutonnait, épuisé, comme s’il avait fait l’amour absolu sur la ligne de partage de la vie et de la mort, alors qu’en réalité il n’avait fait qu’accomplir ce que l’acte amoureux comporte de prouesse physique. Mais il respectait sa propre loi : juste le temps d’une injection intraveineuse dans un traitement de routine. Il rentrait ensuite chez lui, honteux de sa faiblesse, ayant envie de mourir et maudissant son manque de courage pour demander à Fermina Daza de lui baisser sa culotte et de l’asseoir cul nu sur un poêle chauffé à blanc. Il ne dînait pas, priait sans conviction, feignait de poursuivre au lit sa lecture de la sieste tandis que sa femme tournait en rond pour mettre la maison en ordre avant d’aller se coucher. À mesure qu’il piquait du nez sur son livre, il s’enfonçait dans l’inévitable bourbier de la senorita Lynch, dans son odeur de bocage gisant, dans son lit où mourir, et il ne pensait qu’au lendemain cinq heures moins cinq et à elle qui l’attendait sur le lit avec sa touffe noire et moussue sous la folle jupe de la Jamaïque : le cercle infernal.

Il avait, depuis quelques années, commencé à prendre conscience du poids de son propre corps. Il reconnaissait les symptômes, les avait lus dans les manuels, les avait vus confirmés dans la vie réelle chez des patients âgés sans antécédents graves qui soudain commençaient à décrire de parfaits syndromes qui semblaient sortir tout droit des livres de médecine et n’étaient cependant qu’imaginaires. Son professeur de clinique infantile à la Salpêtrière lui avait conseillé la pédiatrie, la plus honnête des spécialités car, disait-il, les enfants ne tombent malades que lorsqu’en réalité ils le sont et ne communiquent pas avec le médecin au moyen de mots conventionnels mais à travers des symptômes concrets de maladies réelles. En revanche, à partir d’un certain âge, les adultes avaient les symptômes sans les maladies ou pire encore : des maladies graves avec des symptômes de maladies inoffensives. Il les distrayait avec des palliatifs, pour donner du temps au temps, jusqu’à ce que, à force de coexister avec leurs petites misères dans la poubelle de la vieillesse, ils apprissent à ne plus les sentir. Toutefois, le docteur Juvenal Urbino n’avait jamais pensé qu’un médecin de son âge, qui croyait avoir tout vu, ne pût surmonter l’inquiétude de se sentir malade alors qu’il ne l’était pas, ou pire encore, de ne pas se croire malade par pur préjugé scientifique alors qu’en réalité il l’était peut-être. Déjà, à quarante ans, mi-figue mi-raisin, il avait dit à son cours : « Tout ce dont j’ai besoin dans la vie, c’est de quelqu’un qui me comprenne. » Mais lorsqu’il s’égara dans le labyrinthe de la senorita Lynch ce n’était plus une plaisanterie.

Tous les symptômes, réels ou imaginaires, de ses patients âgés s’accumulèrent dans son corps. Il sentait la forme de son foie avec une telle netteté qu’il pouvait en décrire la taille sans le palper. Il sentait le grognement de chat endormi de ses reins, sentait l’éclair chatoyant de sa vésicule, sentait le bourdonnement de son sang dans ses artères. Parfois, il se réveillait comme un poisson privé d’air pour respirer. Il avait de l’eau dans le coeur. Il le sentait perdre un instant son rythme, sentait un battement de retard comme dans les marches militaires du collège, puis deux, puis trois et à la fin le sentait revenir à lui parce que Dieu est grand. Mais au lieu d’avoir recours aux médicaments qu’il prescrivait comme subterfuge à ses patients, il était aveuglé par la terreur. C’était vrai : tout ce dont il avait besoin dans la vie, même à cinquante-huit ans, était quelqu’un qui le comprît. De sorte qu’il se tourna vers Fermina Daza, l’être qui l’aimait et qu’il aimait le plus au monde et avec qui il venait de mettre en paix sa conscience.

Mais c’était après qu’elle l’eut interrompu dans sa lecture vespérale pour lui demander de la regarder en face, et pour la première fois il avait eu le sentiment que le cercle infernal avait été découvert. Toutefois il ne comprenait pas comment, car il lui était impossible d’imaginer que Fermina Daza eût décelé la vérité grâce à son seul flair. De toute façon, et depuis longtemps, cette ville n’était guère propice aux secrets. Peu de temps après l’installation des premiers téléphones privés, plusieurs couples stables s’étaient défaits à cause des racontars téléphoniques anonymes, et bien des familles, terrorisées, avait fait suspendre leur ligne ou avaient refusé de l’utiliser pendant de nombreuses années. Le docteur Urbino savait que son épouse se respectait trop pour autoriser la moindre indiscrétion anonyme par téléphone et il ne pouvait imaginer quiconque à ce point impudent pour la lui transmettre en personne. En revanche, il craignait la vieille méthode : un billet glissé sous la porte par une main inconnue pouvait être efficace, d’abord parce qu’elle garantissait le double anonymat de l’expéditeur et du destinataire, ensuite parce que son nom légendaire permettait de lui attribuer quelque relation métaphysique avec les desseins de la divine providence.

La jalousie n’était jamais entrée dans sa maison : en plus de trente ans de paix conjugale, le docteur Juvenal Urbino s’était très souvent vanté en public d’être comme les allumettes suédoises qui craquent toutes seules dans leurs boîtes, et jusqu’ici cela avait été vrai. Mais il ignorait quelle pouvait être, face à une infidélité prouvée, la réaction d’une femme aussi orgueilleuse que la sienne, qui possédait une telle dignité et une telle force de caractère. De sorte qu’après l’avoir regardée en face comme elle le lui avait demandé, il ne put que baisser les yeux pour dissimuler son trouble, et continua de faire semblant d’être perdu dans les doux méandres de l’île d’Alca tandis qu’il essayait de trouver quelque chose à faire. Fermina Daza, de son côté, ne dit rien non plus. Lorsqu’elle eut terminé de repriser les chaussettes, elle jeta le tout pêle-mêle dans la boîte à ouvrage, donna ses ordres à la cuisine pour le dîner et alla dans sa chambre.

Sa décision à lui était si ferme qu’à cinq heures il ne se rendit pas chez la senorita Lynch. Les promesses d’amour éternel, le rêve d’une maison discrète pour elle toute seule où il pourrait sans crainte lui rendre visite, le bonheur tranquille jusqu’à la mort, tout ce qu’il avait promis dans les embrasements de l’amour fut annulé pour toujours et à jamais. Le dernier signe de vie que la senorita Lynch reçut de lui fut un diadème d’émeraudes que le cocher lui remit sans commentaire, sans un message, sans un billet, dans une petite boîte enveloppée avec du papier de pharmacie afin que le cocher lui-même crût à un médicament urgent. Jamais il ne la revit, même par hasard, et seul Dieu sait combien de larmes de sang il versa, enfermé dans les cabinets, pour survivre à son désastre personnel. À cinq heures, au lieu de se rendre chez elle, il fit devant son confesseur un acte de contrition profonde, et le dimanche suivant communia, le coeur en miettes mais la conscience tranquille.

Le soir même de sa rupture, tandis qu’il se déshabillait pour aller dormir, il répéta à Fermina Daza l’amère litanie de ses insomnies matinales, ses élancements soudains, ses envies de pleurer en fin d’après-midi, les symptômes chiffrés de ses amours secrètes qu’il lui racontait comme des misères de la vieillesse. Il lui fallait les dire à quelqu’un pour ne pas mourir, pour ne pas avoir à raconter la vérité, et au bout du compte ces effusions avaient fini par faire partie des rites domestiques de l’amour. Elle l’écouta avec attention mais sans le regarder, sans rien dire, tandis qu’elle ramassait les vêtements qu’il ôtait. Elle les renifla un à un sans un geste qui pût dénoncer sa rage, les roula en boule et les jeta dans le panier en osier du linge sale. L’odeur n’était pas là mais peu lui importait : demain serait un autre jour. Avant de s’agenouiller pour prier Rêvant le petit autel de la chambre à coucher, il conclut l’inventaire de ses peines avec un soupir accablé et, de plus, sincère : « Je crois que je vais mourir. » Elle ne cilla même pas pour lui rétorquer :

« C’est ce que tu pourrais faire de mieux. Comme ça on sera tranquilles tous les deux. »

Plusieurs années auparavant, au faîte d’une maladie dangereuse, il avait mentionné la possibilité de la mort et elle lui avait répondu de la même façon brutale. Le docteur Urbino avait alors attribué cela à l’inclémence propre des femmes grâce à laquelle la Terre continue de tourner autour du Soleil, parce qu’il ignorait qu’elle interposait toujours un mur de colère pour ne pas laisser voir sa peur. Et dans ce cas la plus terrible de toutes, celle de vivre sans lui.

Ce soir-là, en revanche, elle avait désiré sa mort avec toute la fougue de son coeur, et cette certitude l’alarma. Plus tard, il la sentit sangloter sans bruit dans l’obscurité, mordant son oreiller afin qu’il ne l’entendît pas. Cela finit de le confondre car il était difficile qu’elle pleurât pour une souffrance du corps ou de l’âme. Il savait qu’elle ne pleurait que de rage, d’autant plus que la terreur de se sentir coupable en était, d’une manière ou d’une autre, à l’origine, et plus elle pleurait plus elle enrageait car elle ne pouvait se pardonner la faiblesse de ses larmes. Il n’osa pas la consoler, sachant que c’eût été comme consoler une tigresse blessée à mort, et il n’eut pas non plus le courage de lui dire que ses raisons de pleurer avaient disparu ce même après-midi et avaient été à jamais déracinées, y compris de sa mémoire.

La fatigue eut, pendant quelques minutes, raison de lui. Lorsqu’il se réveilla, elle avait allumé la frêle veilleuse, et ses yeux étaient toujours ouverts mais elle ne pleurait plus. Quelque chose d’irréversible s’était produit tandis qu’il dormait : les sédiments accumulés au fond de son âge pendant tant d’années étaient remontés à la surface, charriés par le supplice de la jalousie, et l’avaient vieillie d’un coup. Impressionné par ses rides subites, ses lèvres fanées, la cendre de ses cheveux, il se risqua à lui dire d’essayer de dormir : il était plus de deux heures. Elle lui parla sans le regarder mais sans une trace de colère dans la voix, presque avec mansuétude.

« J’ai le droit de savoir qui c’est », dit-elle.

Alors il lui raconta tout, sentant qu’il se débarrassait du poids du monde, car il était convaincu qu’elle savait et qu’il ne lui manquait que les détails. C’était faux, bien sûr, de sorte qu’à mesure qu’il parlait elle se remit à pleurer, non de timides sanglots comme la première fois mais de grosses larmes qui avaient un goût de sel et glissaient une à une sur son visage, la brûlaient à travers sa chemise et mettaient le feu à sa vie, car il n’avait pas fait ce qu’aux tréfonds de son âme elle attendait qu’il fît, à savoir qu’il niât tout jusqu’à la mort, qu’il s’indignât de cette calomnie, qu’il envoyât se faire foutre cette société de merde qui n’avait pas le moindre scrupule à piétiner l’honneur d’autrui, et qu’imperturbable il tînt bon même devant les preuves les plus irréfutables de son infidélité : comme un homme. Puis, lorsqu’il lui dit qu’il était allé à confesse l’après-midi, elle crut que la rage allait à jamais la rendre aveugle. Depuis ses années de collège, elle avait la conviction que les gens d’Église manquaient de la moindre vertu inspirée par Dieu. C’était, dans l’harmonie de la maison, une divergence d’opinion fondamentale qu’ils avaient réussi à surmonter sans embûches. Mais que son mari eût permis à son confesseur de s’immiscer à ce point dans une intimité qui était aussi la sienne allait au-delà de tout.

« C’est comme si tu l’avais dit à un charlatan de foire », dit-elle.

Pour elle, c’était la fin. Elle était sûre que son honneur allait déjà de bouche en bouche avant même que son mari n’eût terminé sa pénitence, et le sentiment d’humiliation qu’elle éprouvait était beaucoup moins supportable que la honte, la rage et l’injustice de l’infidélité. Et le pire de tout, nom de Dieu, avec une négresse. Il corrigea : « Mulâtresse. » Mais toute précision était superflue : c’était fini.

« C’est du pareil au même, dit-elle, et maintenant je comprends : ça sentait la négresse. »

C’était un lundi. Le vendredi suivant, à sept heures du soir, Fermina Daza s’embarqua sur le bateau régulier de San Juan de la Ciénaga en compagnie de sa filleule, avec une seule malle et le visage couvert d’une mantille afin d’éviter les questions et de les éviter à son mari. Le docteur Juvenal Urbino n’alla pas au port, ainsi qu’ils en étaient tous deux convenus après une conversation épuisante de trois jours au cours de laquelle ils avaient décidé qu’elle partirait pour l’hacienda de la cousine Hildebranda Sânchez, à Flores de Maria, où elle aurait le temps de réfléchir avant de prendre une décision finale. Il s’arrangea pour que nul, dans son petit monde perfide, ne pût entrer dans des spéculations malicieuses, et il fut à ce point parfait que si Florentino Ariza ne trouva aucune trace de la disparition de Fermina Daza c’est qu’en réalité il n’y en avait pas et non par insuffisance de moyens d’enquête. Le docteur Urbino ne doutait pas qu’elle reviendrait à la maison aussitôt sa colère passée. Mais elle partit convaincue que cette colère-là ne passerait jamais.

Cependant, elle allait très vite savoir que sa détermination excessive était moins le fruit du ressentiment que de la nostalgie. Après sa lune de miel, elle était plusieurs fois retournée en Europe, malgré les dix jours de mer, et elle avait toujours eu plus que le temps d’y être heureuse. Elle connaissait le monde, avait appris à vivre et à penser d’une autre façon, mais elle n’était jamais retournée à San Juan de la Ciénaga depuis le voyage manqué en ballon. Retrouver la province de la cousine Hildebranda tenait en quelque sorte d’une rédemption, fût-elle tardive. Ce sentiment n’était pas lié à sa catastrophe conjugale : il venait de beaucoup plus loin. De sorte que la seule idée de retrouver son passé d’adolescente la consola de son malheur.

Lorsqu’elle débarqua avec sa filleule à San Juan de la Ciénaga, elle fit appel à toute la circonspection dont elle était capable et reconnut la ville en dépit de ses changements. Le commandant civil et militaire de la place, à qui elle avait été recommandée, l’invita à monter dans la Victoria officielle en attendant le départ du train pour San Pedro Alejandrino où elle voulait se rendre afin de constater ce qu’on lui avait dit, à savoir que le lit de mort du Libérateur était aussi petit que celui d’un enfant. Alors, Fermina Daza revit son grand village dans le marasme de la mi-journée. Elle revit les rues qui lui semblèrent plutôt des fondrières avec leurs flaques d’eau croupie, elle revit les demeures des Portugais avec leurs ornements héraldiques sculptés sur les portails, leurs jalousies de bronze aux fenêtres et leurs salons ombreux à l’intérieur desquels revenaient sans pitié les mêmes exercices de piano, tâtonnants et tristes, que jeune mariée sa mère enseignait aux enfants des maisons riches. Elle vit la place déserte sans un seul arbre dans le salpêtre brûlant, la rangée de voitures aux capotes funèbres et aux chevaux dormant debout, le train jaune de San Pedro Alejandrino et, à côté de l’église principale, la maison la plus belle et la plus grande, avec sa galerie d’arcades en pierres verdissantes, son portail de monastère, et la fenêtre de la chambre où naîtrait Alvaro des années plus tard, quand elle n’aurait plus de mémoire pour s’en souvenir. Elle pensa à la tante Escolástica qu’elle continuait de chercher en remuant ciel et terre sans espoir, et elle s’aperçut qu’en pensant à elle elle pensait à Florentino Ariza avec son habit d’homme de lettres et son livre de poèmes sous les amandiers du petit parc, comme peu de fois elle avait pensé à lui lorsqu’elle évoquait ses ingrates années de collège. Après avoir tourné maintes fois dans les rues, elle ne parvint pas à reconnaître la vieille maison familiale car là où elle avait cru la découvrir il n’y avait qu’un enclos à cochons et derrière, la rue des bordels avec des putains venues du monde entier qui faisaient la sieste sur le pas de la porte pour le cas où passerait le facteur avec quelque chose pour elles. Ce n’était plus son village.

Dès le début de la promenade, Fermina Daza avait à demi recouvert son visage de la mantille, non par crainte d’être reconnue mais à cause de la vision des morts qui gonflaient au soleil depuis la gare du chemin de fer jusqu’au cimetière. Le commandant civil et militaire de la place lui dit : « C’est le choléra. » Elle le savait parce qu’elle avait vu les grumeaux blancs à la bouche des cadavres brûlés par le soleil, mais elle remarqua qu’aucun d’entre eux n’avait reçu dans la nuque un coup de grâce, comme à l’époque du ballon.

« Eh oui ! dit l’officier. Dieu aussi perfectionne ses méthodes. »

Il n’y avait que neuf lieues entre San Juan de la Ciénaga et l’ancienne centrale sucrière de San Pedro Alejandrino, mais il fallait au train jaune toute une journée pour les parcourir parce que le machiniste était l’ami des passagers habituels qui lui demandaient toutes les cinq minutes une halte pour aller se dégourdir les jambes sur les terrains de golf de la compagnie bananière. Les hommes se baignaient tout nus dans les rivières diaphanes et froides qui descendaient de la montagne, et lorsqu’ils avaient faim, mettaient pied à terre pour traire les vaches dans les enclos. Fermina Daza, terrorisée, prit à peine le temps d’admirer les tamariniers homériques où le Libérateur accrochait son hamac de moribond, et de constater que son lit de mort n’était pas, comme on le lui avait dit, trop petit pour un homme auréolé d’une si grande gloire, mais qu’il l’eût été pour un prématuré de six mois. Cependant, un autre visiteur, qui semblait tout savoir, déclara que le lit était une fausse relique car en réalité on avait laissé le Père de la Patrie mourir à même le sol. Fermina Daza était à ce point déprimée par ce qu’elle avait vu et entendu depuis qu’elle était partie de chez elle que pendant le reste du trajet elle ne parvint pas à se distraire avec les souvenirs de son ancien voyage tant de fois revécu en secret, et évita même de passer par les villages de ses nostalgies. Ainsi les préserva-t-elle et se préserva-t-elle du désenchantement. Elle entendait les accordéons depuis les sentiers par lesquels elle échappait à la déconvenue, elle entendait les cris des coqs de combat, les salves qui pouvaient être signe de guerre ou signe de fête, et lorsqu’elle ne pouvait éviter la traversée d’un village, elle couvrait son visage de sa mantille pour continuer de l’évoquer tel qu’il était autrefois.

Un soir, après s’être longtemps dérobée à son passé, elle arriva à l’hacienda de la cousine Hildebranda, et lorsqu’elle la vit qui l’attendait sur le seuil, elle faillit s’évanouir. Elle était grosse et décrépite, flanquée de gosses indociles qui n’étaient pas de l’homme qu’elle continuait d’aimer sans espoir mais d’un militaire jouissant d’une bonne retraite qu’elle avait épousé par dépit et qui l’avait aimée à la folie. Mais, au plus profond de ce corps dévasté, elle était restée la même. Fermina Daza se remit du choc en quelques jours de grand air et de bons souvenirs, mais ne sortait de l’hacienda que pour aller à la messe le dimanche avec les petits-enfants de ses turbulents complices d’autrefois, des maquignons montés sur de magnifiques chevaux et des jeunes filles aussi élégantes et belles que jadis leurs mères, qui se rendaient à l’église de la mission au fond de la vallée en chantant en choeur debout dans des chars à boeufs. Elle ne fit que passer par Flores de Maria où elle n’était pas allée lors de son précédent voyage croyant que le village ne lui plairait pas, mais sa seule vue la fascina. Pour son malheur, ou celui du village, elle ne se souvint plus jamais de lui tel qu’il était dans la réalité mais tel qu’elle l’avait imaginé avant de le connaître.

Le docteur Juvenal Urbino prit la décision d’aller la chercher après avoir reçu le rapport de l’archevêque de Riohacha. Il en avait conclu que son épouse s’attardait, non qu’elle ne voulût pas revenir, mais parce qu’elle ne savait comment faire fi de son orgueil. De sorte qu’il arriva sans l’avoir prévenue, après un échange de lettres avec la cousine Hildebranda qui l’avaient convaincu que les nostalgies de sa femme avaient changé de camp : elle ne pensait plus qu’à son foyer. Il était onze heures du matin et Fermina Daza était dans la cuisine en train de préparer des aubergines farcies lorsqu’elle entendit les exclamations des péons, des hennissements, des coups de feu tirés en l’air, puis des pas résolus dans le vestibule et enfin la voix de l’homme :

« Une bonne soupe vaut mieux qu’une belle table. »

Elle crut mourir de joie. Sans même y penser elle se lava les mains à la hâte en murmurant : « Merci, mon Dieu, merci, comme tu es bon », en pensant qu’elle n’avait pas fait sa toilette à cause des maudites aubergines qu’Hildebranda lui avait demandé de préparer sans lui dire qui venait déjeuner, en pensant qu’elle était si vieille et si laide et que son visage était si desséché par le soleil qu’en la voyant dans cet état il regretterait d’être venu. Mais elle essuya ses mains comme elle le put à son tablier, se refit comme elle le put une beauté, en appela à toute la fierté dont sa mère l’avait dotée en lui donnant le jour afin de mettre de l’ordre dans son coeur affolé, et se dirigea vers son homme avec sa douce démarche de biche, la tête bien droite, le regard lucide, le nez en guerre, reconnaissante au destin de l’immense soulagement de rentrer chez elle, moins volontiers, certes, que ce qu’il avait cru parce que, certes, elle repartait heureuse avec lui mais décidée à lui faire payer en silence les amères souffrances qui avaient gâché sa vie.

Presque deux ans après la disparition de Fermina Daza survint un de ces hasards impossibles que Tránsito Ariza eût qualifié de facétie du bon Dieu. Florentino Ariza ne s’était Pas laissé impressionner outre mesure par l’invention du cinéma, mais Leona Cassiani l’avait emmené sans résistance à la spectaculaire première de Cabiria, dont la publicité reposait sur les dialogues écrits par Gabriele D’Annunzio. Le grand jardin de Galileo Daconte, où certaines nuits on regardait avec plus de plaisir la splendeur des étoiles que les amours muettes sur l’écran, avait été envahi par une clientèle sélecte. Leona Cassiani suivait les péripéties de l’histoire, le coeur battant. Florentino Ariza, en revanche, s’endormait en dodelinant de la tête à cause de la lourdeur engourdissante de l’intrigue. Derrière lui, une voix de femme sembla deviner ses pensées.

« Seigneur, c’est encore plus long qu’une douleur ! »

Ce fut tout ce qu’elle dit, embarrassée sans doute par la résonance de sa voix dans la pénombre car ici la coutume d’agrémenter les films muets par un accompagnement de piano n’existait pas encore, et dans l’obscurité du parterre on n’entendait que le bruissement de pluie du projecteur. Florentino Ariza ne se souvenait de Dieu que dans les situations les plus difficiles, mais cette fois il lui rendit grâce de toute son âme. Car même à vingt pieds sous terre il eût reconnu d’emblée cette voix de métal sourd qu’il portait dans son coeur depuis l’après-midi où il l’avait entendue dire dans le sillage de feuilles jaunes d’un parc solitaire : « Maintenant partez et ne revenez que lorsque je vous le dirai. » Il savait qu’elle était assise juste derrière lui, à côté de son inévitable époux, il percevait sa respiration chaude et bien rythmée, et aspirait avec amour l’air purifié par la santé de son haleine. Il ne la sentit pas ravagée par le papillon de la mort, ainsi qu’il l’avait imaginée dans l’accablement de ces derniers mois, mais au contraire l’évoqua une fois encore dans sa plénitude, rayonnante et heureuse, le ventre bombé sous sa tunique de Minerve par le germe de son premier enfant. Il l’imaginait, la voyant sans se retourner, tout à fait étranger aux désastres historiques qui déferlaient sur l’écran. Il se délectait des bouffées de parfum d’amandes qui parvenaient jusqu’à lui du plus profond de son intimité, anxieux de savoir comment pour elle les femmes au cinéma devaient tomber amoureuses pour que leurs amours fussent moins douloureuses que dans la vie. Peu avant la fin, dans un éclair d’allégresse, il se rendit compte qu’il ne s’était jamais trouvé aussi longtemps et aussi près d’un être qu’il aimait à ce point.

Lorsqu’on donna la lumière, il attendit que les autres se fussent levés. Puis il se mit debout sans hâte, se retourna l’air distrait en boutonnant son gilet qu’il ouvrait toujours pendant les séances, et tous les quatre furent si près les uns des autres qu’ils n’auraient pu éviter de se saluer, l’un d’eux l’eût-il voulu. Juvenal Urbino salua d’abord Leona Cassiani, qu’il connaissait bien, puis avec sa gentillesse habituelle serra la main de Florentino Ariza. Fermina Daza leur adressa à tous deux un sourire courtois, rien que courtois, mais c’était de toute façon le sourire de quelqu’un qui les avait souvent vus, qui savait qui ils étaient. Ils n’avaient donc pas à lui être présentés. Leona Cassiani lui répondit avec sa grâce de métisse. En revanche, Florentino Ariza ne sut que faire tant sa vue le pétrifiait.

C’était une autre femme. Son visage ne présentait nulle trace de la terrible maladie à la mode ni d’aucune autre, et son corps avait encore la légèreté et la sveltesse de ses meilleures années, bien que de toute évidence les deux dernières eussent passé pour elle avec la rigueur de dix ans mal vécus. Les cheveux coupés en guiche lui seyaient mais leur couleur de miel avait cédé la place à celle de l’aluminium, et les beaux yeux lancéolés avaient à demi perdu leur vie de lumière derrière des lunettes de grand-mère. Florentino Ariza la vit s’éloigner au bras de son mari au milieu de la foule qui sortait du cinéma, et il fut surpris de la voir dans un lieu public en pantoufles et avec une mantille de pauvresse. Mais son émotion fut plus grande encore lorsqu’il vit son époux la prendre par le bras pour lui indiquer le chemin de la sortie, et même ainsi elle calcula mal la hauteur et faillit manquer la marche devant la porte.

Florentino Ariza était très sensible à ces faux pas de l’âge. Encore jeune, il interrompait ses lectures de poèmes dans les parcs pour observer les couples de vieillards qui s’aidaient l’un l’autre à traverser la rue, et ces leçons de vie l’avaient aidé à entrevoir les lois de sa propre vieillesse. À l’âge du docteur Juvenal Urbino ce soir-là au cinéma, les hommes renaissaient en une sorte de jeunesse automnale, leurs premiers cheveux blancs semblaient les rendre plus dignes, ils devenaient ingénieux et séducteurs, surtout aux yeux des jeunes femmes, tandis que leurs épouses fanées devaient s’agripper à leur bras pour ne pas trébucher, même sur leur ombre. Quelques années plus tard cependant, les maris étaient soudain précipités dans le ravin d’une vieillesse infâme du corps et de l’âme, et c’étaient alors leurs épouses rétablies qui devaient les guider par le bras comme de pauvres aveugles, leur murmurer à l’oreille, afin de ne pas les blesser dans leur orgueil d’homme, de bien faire attention parce qu’il y avait trois marches et non deux, une flaque au milieu de la rue, un paquet jeté au travers du trottoir qui n’était autre qu’un mendiant mort, et les aider à grand-peine à traverser la rue comme le dernier gué de l’ultime fleuve de la vie. Florentino Ariza s’était vu tant de fois dans ce miroir qu’il redoutait moins la mort que l’âge infâme auquel une femme devrait lui tenir le bras. Il savait que ce jour-là, oui ce jour-là, il lui faudrait renoncer à l’espoir de Fermina Daza.

L’épouvantable rencontre mit son sommeil en fuite. Au lieu de reconduire Leona Cassiani dans sa voiture, il l’accompagna à pied à travers la vieille ville où ses pas résonnèrent comme les fers d’un cheval sur les pavés. Parfois, par les fenêtres ouvertes, s’échappaient des chuchotements, des confidences d’alcôve, des sanglots d’amour magnifiés par l’acoustique fantomatique et la chaude fragrance des jasmins dans les ruelles endormies. Une fois de plus, Florentino Ariza dut faire appel à toutes ses forces pour ne pas révéler à Leona Cassiani son amour réprimé pour Fermina Daza. Ils marchaient côte à côte, comme si leurs pas étaient comptés, s’aimant sans hâte tels de vieux amoureux, elle en pensant aux grâces de Cabiria, lui à son propre malheur. Sur un balcon de la place de la Douane un homme chantait, et sa chanson se multiplia dans tout le quartier en une succession d’échos : Cuando yo cruzaba por las olas inmensas del mar. Rue des Saints-de-Pierre, alors qu’il s’apprêtait à lui dire au revoir sur le seuil de chez elle, Florentino Ariza demanda à Leona Cassiani de l’inviter à boire un cognac. C’était la seconde fois qu’il l’en priait dans des circonstances similaires. La première fois, dix ans auparavant, elle lui avait dit : « Si tu montes à cette heure-ci, il te faudra rester pour toujours. » Il n’était pas monté. Mais aujourd’hui, il serait de toute façon entré chez elle, eût-il dû ensuite se parjurer. Toutefois, Leona Cassiani l’invita à monter sans conditions.

Ainsi se retrouva-t-il, au moment où il s’y attendait le moins, dans le sanctuaire d’un amour éteint avant même d’être né. Ses parents étaient morts, son unique frère avait fait fortune à Curaçao, et elle vivait seule dans la vieille maison familiale. Des années auparavant, alors qu’il n’avait pas encore renoncé à l’espoir d’en faire sa maîtresse, Florentino Ariza avait coutume de lui rendre visite le dimanche, et même parfois le soir très tard, avec le consentement de ses parents, et il avait tant participé aux réparations de la maison qu’il avait fini par la considérer comme sienne. Toutefois, après la séance de cinéma, il eut le sentiment que le salon avait été lavé de ses souvenirs. Les meubles n’étaient plus à la même place, d’autres tableaux étaient accrochés aux murs, et il pensa que d’aussi féroces changements n’avaient été effectués que pour perpétuer la certitude qu’il n’avait jamais existé. Le chat ne le reconnut pas. Effrayé par la cruauté de l’oubli, il dit : « Il ne se souvient pas de moi. » Mais elle lui répliqua, le dos tourné, en servant le cognac, que si c’était cela qui l’inquiétait, il pouvait dormir tranquille, les chats ne se souvenaient de personne.

Assis l’un contre l’autre sur le sofa, ils parlèrent d’eux, de ce qu’était leur vie avant de se connaître un après-midi d’ils ne savaient plus quand dans le tramway à mules. Leurs vies s’étaient écoulées dans des bureaux contigus et jamais ils n’avaient parlé d’autre chose que du travail quotidien. Tandis qu’ils bavardaient, Florentino Ariza posa sa main sur sa cuisse, commença à la caresser de sa douce pression de séducteur averti, et elle le laissa faire mais ne lui offrit rien en retour, pas même un frisson de courtoisie. Lorsqu’il essaya d’aller plus loin, elle prit sa main d’enjôleur et l’embrassa sur la paume.

« Tiens-toi bien, lui dit-elle. Je sais depuis longtemps que tu n’es pas l’homme que je cherche. »

Lorsqu’elle était très jeune, un homme adroit et fort dont elle ne vit jamais le visage l’avait culbutée par surprise sur la jetée, l’avait dénudée avec fureur et lui avait fait l’amour en un bref instant de frénésie. Renversée sur les pierres, le corps lacéré, elle aurait voulu que cet homme restât là pour toujours afin de mourir d’amour dans ses bras. Elle n’avait pas vu son vilsage, n’avait pas entendu sa voix, mais elle était certaine de le reconnaître entre mille à sa forme, à son rythme, et à sa manière de faire l’amour. Depuis ce jour, elle disait à qui voulait l’entendre : « Si tu sais quelque chose d’un type grand et fort qui a violé une pauvre négresse sur la jetée des Noyés, un 15 octobre vers onze heures et demie du soir, dis-lui où il peut me trouver. » Elle le répétait par pure habitude et l’avait dit à tant de monde que ses espoirs s’étaient évanouis. Florentino Ariza l’avait souvent entendue raconter cette histoire comme il eût entendu les adieux d’un bateau dans la nuit. Lorsque deux heures sonnèrent, ils avaient bu chacun trois cognacs, il savait en effet qu’il n’était pas l’homme qu’elle attendait, et il se réjouit de le savoir.

« Bravo, ma lionne, lui dit-il, nous avons tué le tigre. »

Ce ne fut pas tout ce qui prit fin cette nuit-là. La rumeur malveillante sur le pavillon des phtisiques avait gâté ses chimères car elle avait éveillé en lui le doute inconcevable que Fermina Daza pût être mortelle et donc mourir avant son époux. Mais lorsqu’il l’avait vue trébucher à la sortie du cinéma, il avait avancé d’un pas vers son propre abîme en découvrant soudain que c’était lui et non elle qui pouvait mourir le premier. Ce fut un présage, et des plus redoutables, car il était fondé sur la réalité. Les années d’attente immobile, d’espérances réjouies, étaient restées en arrière et l’horizon ne permettait d’entrevoir que le marais insondable des maladies imaginaires, des mictions goutte à goutte à l’aube d’insomnies, la mort quotidienne au crépuscule. Il pensa que tous les instants de chaque jour qui, plus que ses alliés, avaient été autrefois ses complices jurés, commençaient à conspirer contre lui. Peu d’années auparavant, il était allé à un rendez-vous aventureux, le coeur glacé de terreur à cause du hasard, avait trouvé une porte déverrouillée dont on avait graissé les gonds afin qu’il entrât sans bruit, mais au dernier moment il avait abdiqué par crainte de causer à une femme aimable et inconnue le préjudice irréparable de mourir dans son lit. De sorte qu’il était raisonnable de penser que la femme qu’il aimait le plus au monde, qu’il avait attendue d’un siècle à l’autre sans un soupir de désenchantement, aurait à peine le temps de le prendre par le bras au détour d’une rue parsemée de tombeaux lunaires et de parterres de coquelicots brassés par le vent, pour, de l’autre côté, l’aider à atteindre sain et sauf le trottoir de la mort.

En fait, selon les critères de l’époque, Florentino Ariza avait franchi les limites de la vieillesse. Il avait cinquante-six ans, les portait fort bien et pensait aussi les avoir fort bien vécus : ils avaient été des années d’amour. Mais nul homme à l’époque n’eût affronté le ridicule de paraître jeune à cet âge, le fût-il ou crût-il l’être, et bien peu eussent avoué sans honte qu’ils pleuraient encore en secret un dédain du siècle précédent. C’était une mauvaise époque pour être jeune : il y avait une façon de se vêtir pour chaque âge, mais celle de la vieillesse commençait peu après l’adolescence et durait jusqu’au tombeau. C’était, plus qu’un âge, une dignité sociale. Les jeunes s’habillaient comme leurs grands-parents, se donnaient un air respectacle avec leurs lunettes prématurées, et la canne était fort bien vue dès trente ans. Pour les femmes, il n’y avait que deux âges : celui de se marier, qui n’allait pas au-delà de vingt-deux ans, et celui du célibat éternel, des laissées-pour-compte. Les autres, les femmes mariées, les mères, les veuves, les grands-mères, formaient une espèce distincte qui ne regardait pas son âge en fonction des années passées mais du temps qu’il lui restait encore avant de mourir.

Florentino Ariza, en revanche, affronta les pièges de la vieillesse avec une témérité acharnée, conscient cependant d’avoir eu dès l’enfance la chance étrange de paraître vieux. Au début, ce fut par besoin. Tránsito Ariza découpait et recousait pour lui les vêtements que son père décidait de jeter à la poubelle, et il allait à l’école primaire avec des redingotes qui traînaient par terre quand il s’asseyait, et des chapeaux ministériels enfoncés jusqu’aux oreilles malgré leur fond bourré de coton. De surcroît, comme il portait des lunettes de myope depuis l’âge de cinq ans et avait la même chevelure que sa mère, épaisse et drue comme du crin de cheval, il n’avait pas l’air net. Par bonheur, après tant de désordres gouvernementaux dus à autant de guerres civiles successives, les critères scolaires étaient moins sélectifs qu’autrefois et les écoles publiques étaient un méli-mélo d’origines et de conditions sociales. Des enfants qui n’avaient pas fini de grandir arrivaient à l’école puant la poudre de barricade, avec des insignes et des uniformes d’officiers rebelles gagnés à coups de fusil dans des combats incertains et des armes réglementaires bien visibles à la ceinture. Ils faisaient le coup de feu pour n’importe quelle dispute en récréation, menaçaient les maîtres s’ils étaient mal notés aux examens, et l’un d’eux, un élève de quatrième du collège de la Salle et colonel de milices démobilisées, tua par balle le frère Jean l’Hermite, préfet de la communauté, parce qu’il avait dit en classe que Dieu était membre de droit du parti conservateur.

Par ailleurs, les enfants des grandes familles en disgrâce étaient vêtus comme des princes d’autrefois et certains parmi les plus pauvres allaient pieds nus. Au milieu de toutes ces excentricités venues de partout, Florentino comptait, certes, parmi les plus excentriques mais pas au point cependant de trop attirer l’attention. Le plus dur qu’il entendit fut une phrase qu’on lui cria un jour dans la rue : « Les laids et les pauvres restent toujours sur leur faim. » De toute façon, cette tenue imposée par le besoin était et resta toute sa vie la mieux adaptée à sa nature énigmatique et à son caractère sombre. Lorsqu’il obtint son premier poste important à la C. F. C., il se fit couper des costumes sur mesure dans le même style que ceux de son père qu’il évoquait comme un vieillard mort à l’âge vénérable du Christ : trente-trois ans. Florentino Ariza parut ainsi toujours plus âgé qu’il ne l’était. Au point que Brfgida Zuleta, une maîtresse fugace qui avait la langue bien pendue et lui servait toujours des vérités toutes crues, lui dit dès le premier jour qu’elle le préférait déshabillé, parce que tout nu il avait vingt ans de moins. Cependant, il ne sut jamais quoi faire pour y remédier, d’abord parce que ses goûts personnels l’empêchaient de s’habiller d’une autre façon, ensuite parce qu’à vingt ans nul ne savait comment s’habiller plus jeune, à moins de ressortir de l’armoire les culottes courtes et le bonnet de mousse. Par ailleurs, il était impossible que lui-même échappât à la notion de vieillesse en vigueur à l’époque, de sorte qu’en voyant Fermina Daza trébucher à la sortie du cinéma, il était à peine naturel qu’il eût été pris d’un éclair de panique à l’idée que cette putain de mort allait gagner sans autre forme de procès ce qui avait été une féroce guerre d’amour.

Jusqu’alors, la grande bataille qu’il avait livrée les mains nues et perdue sans gloire avait été celle de la calvitie. Depuis l’instant où il avait vu ses premiers cheveux blancs rester accrochés au peigne, il avait compris qu’il était condamné à un enfer impossible dont ceux qui ne l’ont jamais connu ne peuvent imaginer le supplice. Sa résistance dura des années. Il n’y eut ni onguent ni pommade qu’il n’essayât, ni croyance qu’il ne crût, ni sacrifice qu’il ne supportât pour défendre chaque centimètre de son crâne de la dévastation vorace. Il apprit par coeur les instructions de l’Almanach Bristol pour l’agriculture, parce qu’il avait entendu dire que la pousse des cheveux avait un rapport direct avec les cycles des récoltes. Il abandonna son coiffeur de toujours, un chauve illustre et inconnu, pour un étranger tout juste installé qui ne coupait les cheveux que lorsque la lune entrait dans son premier quartier. Mais à peine le nouveau coiffeur eut-il commencé à prouver la fertilité de sa main que l’on découvrit qu’il était un violeur de novices recherché par toutes les polices des Antilles, et qu’on l’emmena fers aux pieds.

À cette époque, Florentino Ariza avait déjà découpé toutes les petites annonces pour chauves qu’il avait trouvées dans les journaux du bassin des Caraïbes, où étaient publiés côte à côte deux portraits du même homme, d’abord aussi chauve qu’un melon, ensuite plus poilu qu’un lion : avant et après le traitement infaillible. Au bout de six ans, il en avait essayé cent soixante-douze, sans compter les méthodes complémentaires qui apparaissaient sur les étiquettes des flacons, et le seul résultat qu’il obtint de l’un d’eux fut un eczéma du crâne, urticant et fétide, appelé teigne boréale par les sorciers de la Martinique parce qu’il irradiait une lumière phosphorescente dans l’obscurité. Il eut recours, pour finir, à toutes les herbes indiennes que l’on vantait sur les marchés, et à tous les onguents magiques et toutes les décoctions orientales que l’on offrait à la porte des Écrivains, et lorsqu’il se rendit compte de la supercherie, sa tonsure avait la taille de celle d’un saint. En l’an zéro, tandis que la guerre civile des Mille Jours ensanglantait le pays, un Italien qui fabriquait sur mesure des perruques en cheveux naturels passa par la ville. Elles valaient une fortune et le fabricant ne garantissait rien après trois mois d’utilisation, mais peu nombreux furent les chauves fortunés qui ne cédèrent pas à la tentation. Florentino Ariza fut l’un des premiers. Il essaya une perruque à ce point semblable à sa chevelure d’origine qu’il craignait qu’elle se hérissât au gré de ses humeurs, mais il ne put supporter l’idée d’avoir sur la tête des cheveux de mort. Son seul réconfort fut que l’avidité de sa calvitie ne lui laissa pas le temps de voir changer la couleur de sa chevelure. Un jour, un des joyeux pochards du quai fluvial l’embrassa avec plus d’effusion que de coutume lorsqu’il le vit sortir du bureau, lui souleva son chapeau sous les quolibets des dockers, et déposa un baiser sonore sur son crâne.

« Ah, le beau caillou ! » s’écria-t-il.

Ce même soir, à quarante-huit ans, il coupa ses rouflaquettes et les quelques poils qui lui restaient sur la nuque, et assuma à fond son destin de chauve absolu. Au point que tous les matins avant de se laver il badigeonnait de mousse son menton et les parties de son crâne où le duvet commençait à repousser et, avec un rasoir de barbier, les rendait aussi lisses que des fesses de bébé. Jusqu’alors il n’avait jamais quitté son chapeau, pas même au bureau, car la calvitie éveillait en lui une sensation de nudité qui lui semblait indécente. Mais lorsqu’il l’assuma tout à fait, il lui attribua des vertus viriles dont il avait entendu parler et qu’il avait tenues pour de pures divagations de chauves. Plus tard, il adopta la nouvelle mode consistant à relever sur le haut de son crâne les longues mèches du côté droit, et plus jamais ne l’abandonna. Mais il continua cependant de porter un chapeau, toujours dans un style analogue, même après que se fut imposé l’engouement pour le tartarita, appellation locale du canotier.

La perte de ses dents, en revanche, ne fut pas causée par une calamité naturelle mais par le charcutage d’un dentiste itinérant qui avait décidé d’arracher par la racine une banale infection. La terreur des fraises à pédale avait retenu Florentino Ariza d’aller chez le dentiste en dépit de ses continuelles rages de dents, jusqu’à ce qu’il fût incapable de les supporter plus longtemps. Sa mère prit peur en entendant toute une nuit, dans la chambre contiguë, des gémissements qui lui semblèrent identiques à ceux d’autrefois déjà presque estompés dans les brumes de sa mémoire, mais lorsqu’elle lui demanda d’ouvrir la bouche pour voir où l’amour lui faisait mal, elle découvrit qu’elle était pleine d’abcès.

L’oncle Léon XII l’envoya chez le docteur Francis Adonay, un géant noir en guêtres et pantalon de cheval qui passait son temps sur les navires fluviaux avec un cabinet dentaire complet à l’intérieur d’une besace de contremaître, et qui avait plutôt l’air d’un envoyé de la terreur dans les villages du fleuve. D’un seul coup d’oeil à l’intérieur de la bouche, il décida qu’il fallait tout lui enlever, même les canines et les molaires saines, afin de le mettre une fois pour toutes à l’abri de nouvelles catastrophes. À l’inverse de sa calvitie, ce remède de cheval ne lui causa aucune inquiétude, sauf la terreur naturelle d’un massacre sans anesthésie. L’idée d’un dentier ne lui déplaisait pas non plus, d’abord parce qu’il se souvenait avec nostalgie d’un mage de foire de son enfance qui enlevait ses deux mandibules et les laissait parler toutes seules sur une table, ensuite parce qu’il en finirait avec ses maux de dents qui, depuis qu’il était petit, le faisaient souffrir presque autant et avec la même cruauté que ses maux d’amour. Cela ne lui semblait pas un mauvais coup de la vieillesse comme plus tard la calvitie, car il était convaincu qu’en dépit de son haleine âcre de caoutchouc vulcanisé, un sourire orthopédique lui donnerait l’air plus propre. Il s’abandonna donc sans résistance aux tenailles chauffées à blanc du docteur Adonay et supporta la convalescence avec un stoïcisme de cheval.

L’oncle Léon XII s’occupa des détails de l’opération comme s’il devait la souffrir dans sa propre chair. Il portait aux dentiers un intérêt singulier, né lors d’une de ses premières remontées du Magdalena à cause de son penchant pour le bel canto. Une nuit de pleine lune, à hauteur du port de Gamarra, il avait parié avec un arpenteur allemand qu’il était capable de réveiller les créatures de la forêt vierge en chantant une romance napolitaine depuis la cabine de commandement. Il s’en fallut de peu qu’il gagnât. Dans les ténèbres du fleuve, on entendait les bruissements d’ailes des flamands dans les marais, les coups de queue des caïmans, les poissons épouvantés qui tentaient de sauter sur la terre ferme, mais à la dernière note, alors qu’on craignait que les artères du chanteur n’éclatassent sous la puissance du chant, le dentier s’échappa de sa bouche dans le souffle final et tomba dans l’eau.

Le navire resta ancré trois jours dans le port de Tenerife pendant qu’on lui fabriquait un autre dentier. Celui-ci fut parfait. Mais pendant le voyage de retour, voulant expliquer au capitaine comment il avait perdu le précédent, l’oncle Léon XII aspira à pleins poumons l’air brûlant de la forêt vierge, chanta la note la plus aiguë qu’il était capable d’émettre, la tint jusqu’au dernier souffle, essayant d’effrayer les caïmans qui, au soleil, contemplaient sans ciller le passage du navire, et le dentier tout neuf tomba lui aussi dans le courant. Depuis lors il possédait des copies de ses dents dans toute la maison, dans le tiroir de son bureau et sur chacun des trois bateaux de l’entreprise. En outre, lorsqu’il dînait dehors, il emportait toujours un râtelier de rechange dans sa poche, à l’intérieur d’une petite boîte de pastilles pour la toux, parce qu’il en avait brisé un pendant un déjeuner de campagne en mangeant des rillons de porc. Craignant que son neveu ne fût victime d’incidents similaires, l’oncle Léon XII demanda au docteur Adonay de lui faire d’emblée deux dentiers : l’un en matériel bon marché pour porter tous les jours au bureau, l’autre pour les dimanches et jours de fête, avec un soupçon d’or sur la molaire du sourire afin de lui donner une pointe supplémentaire de vérité. Enfin, par un dimanche des Rameaux qu’égayaient des volées de cloches en fête, Florentino Ariza redescendit dans la rue avec une nouvelle identité dont le sourire sans erreurs lui laissa l’impression qu’un autre que lui avait occupé sa place dans le monde.

Sa mère mourut à cette époque et Florentino Ariza demeura dans la maison. C’était un endroit approprié à sa façon d’aimer car la rue était discrète en dépit, comme son nom l’indiquait, des nombreuses fenêtres qui faisaient penser à de multiples yeux derrière les persiennes. Mais tout ceci avait été conçu pour le bonheur de Fermina Daza et pour lui seul. De sorte que Florentino Ariza préféra perdre de belles occasions au cours de ses années les plus fructueuses plutôt que de souiller sa maison avec d’autres amours. Par bonheur, chaque échelon qu’il gravissait à la C. F. C. signifiait de nouveaux privilèges, en particulier des privilèges secrets dont un des plus utiles était la possibilité d’utiliser les bureaux, le soir ou les dimanches et jours fériés, grâce à la complaisance des gardiens. Un jour, alors qu’il était premier vice-président, il était en train de faire l’amour à la sauvette avec une des jeunes filles du service dominical, lui assis sur une chaise de bureau et elle à cheval sur lui, lorsque la porte s’ouvrit soudain et que l’oncle Léon XII passa la tête par l’entrebâillement, comme s’il s’était trompé de bureau, et resta un moment à contempler par-dessus ses lunettes son neveu terrorisé. « Merde alors ! dit l’oncle sans le moindre étonne-ment. Pareil que ton père ! » Et avant de refermer la porte, le regard perdu dans le vide, il dit :

« Mademoiselle, n’arrêtez surtout pas ! Je vous donne ma parole d’honneur que je ne vous ai pas vue. »

Ils n’en reparlèrent pas, mais la semaine suivante, dans le bureau de Florentino Ariza on ne put travailler. Le lundi, les électriciens entrèrent en désordre pour installer au plafond un ventilateur à hélice. Les serruriers arrivèrent sans prévenir et firent un tintouin de tous les diables en posant un verrou à la porte afin qu’on pût la fermer de l’intérieur. Les menuisiers prirent des mesures sans dire pourquoi, les tapissiers apportèrent des échantillons de cretonne pour voir s’ils s’harmonisaient avec la couleur des murs, et la semaine suivante on dut faire entrer par la fenêtre, car il ne passait pas par la porte, un énorme sofa à deux places tapissé de fleurs dionysiaques. Les ouvriers travaillaient aux heures les plus surprenantes et quiconque protestait recevait la même réponse : « Ordre de la direction générale. » Florentino Ariza ne sut jamais si une telle ingérence était une amabilité de son oncle décidé à veiller sur ses amours dévoyées ou une façon toute personnelle de lui montrer sa conduite abusive. La vérité ne lui vint pas à l’esprit, à savoir que l’oncle Léon XII l’encourageait parce que lui aussi avait entendu dire que les moeurs de son neveu étaient différentes de celles de la plupart des hommes et que, préoccupé, il y voyait un obstacle pour faire de lui son successeur.

À l’inverse de son frère, Léon XII Loayza avait eu une vie conjugale stable qui avait duré soixante ans et il s’était toujours vanté de ne jamais avoir travaillé le dimanche. Il avait eu quatre fils et une fille dont il avait voulu faire les héritiers de son empire, mais la vie lui avait réservé un de ces coups du sort qui étaient monnaie courante dans les romans mais auxquels personne ne croyait dans la vie réelle : ses quatre fils étaient morts les uns après les autres à mesure qu’ils approchaient des postes de direction et sa fille, manquant tout à fait de vocation fluviale, avait préféré mourir en contemplant les bateaux de l’Hudson depuis une fenêtre située à cinquante mètres de hauteur. Au Point qu’on ne manqua pas de faire courir le bruit que florentino Ariza, avec son allure sinistre et son parapluie de vampire, avait manigancé cette série d’accidents consécutifs.

Lorsque l’oncle, sur prescription médicale, partit en retraite contre sa volonté, Florentino Ariza commença à sacrifier de bon gré quelques amours dominicales. Il l’accompagnait à son refuge campagnard à bord d’une des premières automobiles de la ville, dont la manivelle avait une telle force de retour qu’elle avait déchiqueté le bras du premier conducteur. Ils parlaient pendant des heures, le vieux dans le hamac brodé à son nom au fil de soie, loin de tout et le dos à la mer, dans une vieille hacienda d’esclaves aux terrasses d’astromélies d’où l’on voyait l’après-midi les cimes enneigées des montagnes. Florentino Ariza et son oncle avaient toujours eu des difficultés à parler d’autre chose que de navigation fluviale, même au cours de ces après-midi sans fin où la mort était toujours un invisible invité. L’oncle Léon XII s’était sans cesse inquiété que la navigation fluviale ne tombât pas aux mains d’industriels de province liés aux consortiums européens. « Ça a toujours été une affaire de matacongos, disait-il. Si ces petits cons s’en emparent, ils finiront par en faire cadeau aux Allemands. » Ses inquiétudes allaient de pair avec une conviction politique qu’il se plaisait à développer même lorsqu’elle était hors de propos.

« Je vais avoir cent ans et j’ai vu comment tout changeait, même la position des astres dans le ciel, sauf dans ce pays où je n’ai rien vu changer, disait-il. Ici, on fait de nouvelles constitutions, de nouvelles lois, de nouvelles guerres tous les trois mois, mais on est encore au temps de la colonie. »

À ses frères maçons qui attribuaient tous les maux à l’échec du fédéralisme, il répliquait toujours : « La guerre des Mille Jours a été perdue vingt-trois ans plus tôt, pendant la guerre de 76. » Florentino Ariza, dont l’indifférence politique frisait les limites de l’absolu, écoutait ces péroraisons de plus en plus fréquentes comme qui écoute le bruit de la mer. En revanche, il était un critique sévère de la politique de l’entreprise. Il pensait, contre l’avis de son oncle, que le retard de la navigation fluviale, qui semblait toujours au bord du désastre, ne pouvait être rattrapé que par l’abandon pur et simple du monopole des bateaux à vapeur concédé par le Congrès à la Compagnie fluviale des Caraïbes pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans et un jour. L’oncle protestait : « C’est ma commère Leona qui te met ces idées dans la tête avec ses toquades d’anarchiste. » Ce n’était qu’à moitié vrai. Florentino Ariza fondait ses arguments sur l’expérience du commo-dore allemand Juan B. Elbers qui avait gâché un noble esprit d’entreprise par la démesure de son ambition personnelle. L’oncle pensait, en revanche, que l’échec d’Elbers, était dû plutôt qu’à ses privilèges aux engagements irréalistes qu’il avait contractés en même temps et qui avaient presque signifié se mettre sur le dos la responsabilité de la géographie nationale : il s’était chargé d’entretenir la navigabilité des fleuves, les installations portuaires, les voies terrestres d’accès, les moyens de transport. En outre, disait-il, l’opposition virulente du président Simon Bolivar n’avait pas été un obstacle à prendre à la légère.

La plupart des associés considéraient ces disputes comme des querelles de ménage où les deux parties avaient raison. L’obstination du vieux leur semblait naturelle, non que la vieillesse l’eût rendu moins visionnaire que ce qu’il avait toujours été, comme il le disait avec trop d’aisance, mais parce que renoncer au monopole devait signifier pour lui jeter aux ordures les trophées d’une bataille historique que lui-même et ses frères avaient livrée seuls en des temps héroïques contre de puissants adversaires dans le monde entier. De sorte que nul ne le contredit lorsqu’il protégea ses droits de telle sorte que personne ne pût y toucher avant leur extinction légale. Mais soudain, alors que Florentino Ariza avait rendu les armes au cours de leurs après-midi de méditations à l’hacienda, l’oncle Léon XII donna son accord pour renoncer au privilège, à la seule et honorable condition que cela n’eût pas lieu avant sa mort.

Ce fut sa dernière action. Il ne reparla plus affaires, ne permit pas même qu’on le consultât, ne perdit ni une seule boucle de sa splendide chevelure impériale ni un gramme de lucidité, mais il fit son possible pour que nul qui aurait pu le prendre en pitié ne le vît. Ses journées s’en allaient dans la contemplation des neiges éternelles depuis la terrasse où il se balançait en douceur dans une berceuse viennoise, à côté d’une petite table où les servantes tenaient toujours au chaud une casserole de café noir et un verre de bicarbonate avec deux dentiers qu’il ne mettait que pour recevoir des visites. Il voyait très peu d’amis et ne parlait que d’un passé si lointain qu’il était antérieur à la navigation fluviale. Cependant, il lui restait encore un sujet de conversation : le souhait que Florentino Ariza se mariât. Il le lui exprima à plusieurs reprises et toujours de la même façon.

« Si j’avais cinquante ans de moins, lui disait-il, j’épouserai ma commère Leona. Je ne peux imaginer meilleure épouse. » Florentino Ariza tremblait à l’idée que tant d’années de labeur fussent anéanties à la dernière minute par cette condition imprévue. Il eût préféré démissionner, tout envoyer promener, mourir, plutôt que trahir Fermina Daza. Par bonheur, l’oncle Léon XII n’insista pas. Lorsqu’il eut quatre-vingt-douze ans, il fit de son neveu son unique héritier et se retira de l’entreprise.

Six mois plus tard, Florentino Ariza fut nommé président du conseil d’administration et directeur général à l’unanimité des associés. Le jour de la prise de fonction, le vieux lion en retraite demanda, après la coupe de champagne, qu’on l’excusât de devoir parler assis dans sa berceuse, et il improvisa un bref discours qui ressemblait plutôt à une élégie. Il dit que deux événements avaient marqué le début et la fin de sa vie. Le premier, lorsque le Libérateur l’avait porté dans ses bras, à Turbaco, pendant son voyage malheureux vers la mort. Le second, lorsqu’il avait trouvé, malgré tous les obstacles que lui avait réservés le destin, un successeur digne de son entreprise. À la fin, voulant dédramatiser le drame, il conclut :

« La seule frustration que j’emporterai avec moi sera d’avoir chanté à tant d’enterrements mais pas au mien. »

Pour clore la cérémonie il chanta, comme il se devait, l’aria Adieu à la vie de la Tosca. Il la chanta a capella, telle qu’il la préférait, et d’une voix encore ferme. Florentino Ariza était ému mais c’est à peine si le tremblement de sa voix le montra lorsqu’il exprima ses remerciements. Ainsi qu’il avait fait et pensé tout ce qu’il avait fait et pensé dans la vie, il était parvenu au sommet sans autre objectif que la détermination acharnée d’être vivant et en bonne santé au moment d’assumer son destin à l’ombre de Fermina Daza.

Cependant, il n’y eut pas que son souvenir pour l’accompa-gner à la fête que Leona Cassiani offrit en son honneur. Le souvenir de toutes les autres l’accompagna aussi : celles qui dormaient au cimetière et pensaient à lui dans les roses qu’il plantait au-dessus d’elles, celles qui appuyaient encore leur tête sur l’oreiller où dormaient leurs maris aux cornes dorées par le reflet de la lune. Il en manquait une et il voulait les avoir toutes, comme toujours lorsqu’il avait peur. Car même pendant ses années les plus difficiles ou dans ses pires moments, il avait gardé un lien, aussi ténu fût-il, avec les innombrables maîtresses de tant d’années : toujours il avait suivi le cours de leur vie.

Ce soir-là, il se souvint de Rosalba, la plus ancienne de toutes, celle qui avait emporté le trophée de sa virginité et dont le souvenir continuait de lui être douloureux comme au premier jour. Il lui suffisait de fermer les yeux pour la voir avec sa robe de mousseline et son chapeau aux longs rubans de soie, berçant la cage du bébé à bord du navire. Plusieurs fois, pendant ces nombreuses années, il avait été sur le point de partir à sa recherche sans savoir où aller, sans savoir si c’était bien elle qu’il cherchait, mais certain de la trouver quelque part dans les forêts d’orchidées. À chaque fois un empêchement réel de dernière heure ou un manque soudain de volonté avait remis le voyage à plus tard alors qu’on était déjà en train d’enlever la passerelle du navire : et toujours pour une raison concernant Fermina Daza.

Il se souvint de la veuve Nazaret, la seule avec qui il avait profané la maison maternelle de la rue des Fenêtres, bien que ce fût Tránsito Ariza et non lui qui l’avait invitée à y entrer. Il lui dédia plus de compréhension qu’à aucune autre car, même maladroite au lit, elle était la seule qui irradiait un trop-plein de tendresse suffisant pour remplacer Fermina Daza. Mais sa vocation de chatte errante, plus indomptable que la force même de sa tendresse, les avait condamnés tous deux à l’infidélité. Toutefois, ils étaient restés des amants occasionnels pendant presque trente ans grâce à sa devise de mousquetaire : Infidèles mais loyaux. Ce fut la seule pour laquelle Florentino Ariza se montra à visage découvert : lorsqu’il apprit sa mort et sut qu’elle serait enterrée par charité, il se chargea de l’inhumation et assista seul à ses funérailles.

Il se souvint aussi d’autres veuves qu’il avait aimées. De Prudencia Pitre, la plus vieille des survivantes, connue de tous comme la « Veuve de Deux » parce qu’elle l’était deux fois. Et de l’autre Prudencia, la veuve Arellano, la délicieuse, celle qui arrachait les boutons de ses vêtements pour l’obliger à rester chez elle tandis qu’elle les lui recousait. Et de Josefa, la veuve Zuniga, folle d’amour pour lui, qui faillit lui couper la quéquette pendant son sommeil avec les ciseaux de la cuisine, pour qu’il n’appartînt à personne d’autre, dût-il ne plus lui appartenir.

Il se souvint d’Angeles Alfaro, l’éphémère et la plus aimée de toutes, qui était venue pour six mois donner des cours d’instruments à cordes à l’école de musique, et qui restait avec lui sur la terrasse de sa maison les nuits de lune, telle que sa mère l’avait mise au monde, jouant les suites les plus belles de toute la musique sur son violoncelle dont la voix devenait celle d’un homme entre ses cuisses dorées. Dès la première nuit de lune, un amour de débutants enfiévrés leur avait chamboulé le coeur. Mais Angeles Alfaro était repartie comme elle était venue, avec son sexe tendre et son violoncelle de pécheresse, sur un transatlantique battant le pavillon de l’oubli, et il ne resta d’elle sur les terrasses lunaires qu’un mouchoir blanc agité en guise d’adieu qui, sur l’horizon, ressemblait à une colombe triste et solitaire, comme dans les poèmes des jeux Floraux. Avec elle, Florentino Ariza avait appris ce qu’il avait plusieurs fois éprouvé sans le savoir : que l’on peut être amoureux de plusieurs personnes à la fois et avec la même douleur, sans en trahir aucune. Seul au milieu de la foule sur le quai, il s’était dit, pris d’une colère soudaine : « Le coeur possède plus de chambres qu’un hôtel de putes. » Son visage était baigné de larmes à cause de la douleur de l’adieu. Cependant, le bateau à peine disparu à l’horizon, le souvenir de Fermina Daza avait de nouveau occupé tout son univers.

Il se souvint d’Andréa Varón, devant la maison de laquelle il était passé la semaine précédente et où la lumière orangée à la fenêtre de la salle de bains l’avait averti qu’il ne pouvait entrer : quelqu’un l’avait précédé. Quelqu’un, homme ou femme. Car Andréa Varón ne s’arrêtait pas à des détails de ce genre dans les désordres de l’amour. De toutes celles de sa liste, elle était la seule qui vivait de son corps, mais elle l’administrait selon son bon plaisir, sans souteneur. Pendant ses bonnes années, elle avait fait une carrière légendaire de courtisane clandestine qui lui avait valu pour nom de guerre Notre-Dame de Tous. Elle avait rendu fous des gouverneurs et des amiraux, vu pleurer sur son épaule plusieurs maîtres des armes et des lettres moins illustres qu’ils ne le croyaient, et même quelques-uns qui l’étaient. Il était vrai, en revanche, que le président Rafaël Reyes, pour une demi-heure hâtive entre deux visites fortuites de la ville, lui avait assigné une pension à vie pour services rendus au ministère des Finances où elle n’avait pas même été employée une seule journée. Elle avait distribué ses trésors de volupté jusqu’où son corps le lui avait permis et bien que sa conduite licencieuse fût de notoriété publique, personne n’eût pu brandir contre elle une preuve décisive car ses insignes complices l’avaient protégée autant que leur propre vie, conscients que ce n’était pas elle mais eux qui avaient le plus à perdre dans un scandale. Florentino Ariza avait violé son principe sacré de ne jamais payer, et elle avait violé le sien de ne rien faire gratis, pas même avec son mari. Ils s’étaient mis d’accord pour la somme symbolique d’un peso la visite, qu’elle ne prenait pas et qu’il ne déposait pas dans sa main, mais qu’ils mettaient tous deux dans le petit cochon de la tirelire en attendant qu’il y en eût assez pour acheter une invention marine à la porte des Écrivains. Ce fut elle qui attribua une sensualité différente aux lavements qu’il utilisait lors de ses crises de constipation et le persuada de les partager et de se les administrer l’un l’autre pendant leurs folles après-midi, lorsqu’ils essayaient d’inventer encore plus d’amour à l’intérieur de l’amour.

Il considérait comme une chance que, parmi tant de rencontres hasardeuses, la seule qui lui eût laissé un goût d’amertume fût la sinueuse Sara Noriega qui avait fini ses jours à l’asile du Divin Pasteur en récitant des poèmes séniles d’une obscénité à ce point débridée qu’il avait fallu l’isoler pour qu’elle ne rendît pas les autres folles encore plus folles. Lorsqu’il eut l’entière responsabilité de la C. F. C., il ne lui restait plus guère le temps ni l’envie de tenter de remplacer Fermina Daza : il la savait irremplaçable. Rendre visite à ses maîtresses habituelles était devenu peu à peu une routine, il couchait avec elles tant qu’elles lui étaient utiles, tant qu’il le Pouvait, tant qu’elles étaient en vie. Le dimanche de Pentecôte où mourut Juvenal Urbino, il ne lui en restait qu’une, une seule, âgée de quatorze ans à peine, et qui possédait ce que nulle autre n’avait jamais eu jusqu’alors pour le rendre amoureux fou.

Elle s’appelait América Vicuña. Elle était venue deux ans auparavant de la bourgade maritime de Puerto Padre, et sa famille l’avait confiée à Florentino Ariza, leur tuteur, avec qui ils avaient des liens de sang reconnus. Elle avait une bourse du gouvernement pour faire des études à l’école supérieure d’institutrices, et ils l’avaient envoyée avec son petate et une petite malle de fer qui ressemblait à une malle de poupée. Dès qu’il la vit descendre du bateau avec ses bottines blanches et sa tresse dorée, Florentino Ariza eut le pressentiment atroce qu’ils feraient souvent ensemble la sieste du dimanche. C’était encore une petite fille au vrai sens du terme, avec des quenottes dentelées et des écorchures d’écolière aux genoux, mais il devina d’emblée quelle sorte de femme elle ne tarderait pas à être, la cultiva pour lui toute une longue année de cirques le samedi, de crèmes glacées au parc le dimanche, de matinées enfantines, gagnant sa confiance, gagnant sa tendresse, la prenant par la main avec la douce astuce d’un grand-papa gâteau pour la conduire jusqu’à son abattoir clandestin. Pour elle ce fut comme si les portes du ciel s’étaient soudain ouvertes. Telle une fleur qui éclôt, elle s’épanouit et flotta sur un nuage de bonheur et ses études n’en furent que meilleures car elle était toujours la première de sa classe afin de ne pas manquer la sortie en fin de semaine. Pour lui, ce fut un abri douillet dans l’anse de la vieillesse. Après tant d’années d’amours calculées, le goût débridé de l’innocence avait l’enchantement d’une perversion rénovatrice.

Ils s’entendaient bien. Elle se conduisait comme ce qu’elle était, une petite fille prête à découvrir la vie, guidée par un homme vénérable que rien ne surprenait, et il se conduisait en toute conscience comme ce qu’il avait toujours redouté le plus de devenir : un fiancé sénile. Il ne la confondit jamais avec Fermina Daza, bien que la ressemblance fût plus qu’évidente, d’abord en raison de son âge, de son uniforme d’écolière, de sa tresse et de sa démarche sauvage, mais aussi à cause de son caractère altier et imprévisible. Plus encore : l’idée de la substitution, qui l’avait tant aidé dans sa mendicité amoureuse, disparut tout à fait. Elle lui plaisait telle qu’elle était et il finit par l’aimer telle qu’elle était dans la fièvre des délices crépusculaires. Elle fut la seule avec qui il prit des précautions draconiennes contre une grossesse accidentelle. Après une demi-douzaine de rencontres, il n’y avait pour eux d’autre rêve que les dimanches après-midi.

Étant la seule personne autorisée à la sortir de l’internat, il allait la chercher dans la Hudson six cylindres de la C. F. C. dont ils baissaient parfois la capote les après-midi sans soleil pour prendre l’air sur la plage, lui avec son chapeau sombre et triste, elle riant aux larmes et tenant des deux mains la casquette de marin de son uniforme pour que le vent ne l’emportât pas. Quelqu’un lui avait dit de n’effectuer avec son protecteur que les sorties indispensables, de ne rien manger qu’il eût déjà goûté et de ne pas approcher son haleine parce que la vieillesse était contagieuse. Mais elle s’en moquait. Tous deux étaient indifférents à ce que l’on pouvait penser d’eux parce que leur parenté était bien connue et que leur extrême différence d’âge les mettait à l’abri de tout soupçon.

Ils venaient de faire l’amour en ce dimanche de Pentecôte, lorsque à quatre heures de l’après-midi le glas se mit à sonner. Florentino Ariza dut surmonter le soubresaut de son coeur. Dans sa jeunesse, le rituel du glas était inclus dans le prix des funérailles et on ne le refusait qu’aux miséreux. Mais après notre dernière guerre, d’un siècle à l’autre, le régime conservateur avait renforcé ses coutumes coloniales et les pompes funèbres étaient devenues si coûteuses que seuls les riches pouvaient se les payer. Lorsque mourut l’archevêque Ercole de Luna, les cloches de toute la province sonnèrent sans trêve durant neuf jours, et la torture générale fut telle que son successeur élimina des funérailles le glas traditionnel pour le réserver aux morts les plus illustres. C’est pourquoi, en l’entendant sonner à la cathédrale un dimanche à quatre heures de l’après-midi, Florentino Ariza se sentit envahi par un des fantômes de sa jeunesse perdue. Il n’imagina pas une seconde que ce pût être le glas qu’il avait tant attendu pendant tant et tant d’années, depuis le dimanche où il avait vu Fermina Daza enceinte de six mois à la sortie de la grand-messe.

« Merde, dit-il dans la pénombre. Ce doit être un très gros bonnet pour que sonnent les cloches de la cathédrale. »

América Vicuña, toute nue, finit de se réveiller.

« C’est sans doute à cause de la Pentecôte », dit-elle.

Florentino Ariza n’avait rien d’un expert en affaires d’Église et il n’était plus retourné à la messe depuis l’époque où il jouait du violon dans le choeur avec un Allemand qui lui avait aussi enseigné la science du télégraphe et dont il n’avait plus jamais eu de nouvelles. Mais il savait en toute certitude que ce glas ne sonnait pas pour la Pentecôte. Quelqu’un en ville était mort, c’était sûr, et il le savait. Une délégation de réfugiés des Caraïbes était venue chez lui le matin même pour l’informer que Jeremiah de Saint-Amour avait été trouvé mort à l’aube dans son atelier de photographie. Bien que Florentino Ariza ne fût pas de ses intimes, il était l’ami de nombreux autres réfugiés qui toujours l’invitaient à leurs meetings et surtout à leurs enterrements. Mais il avait la certitude que le glas ne sonnait pas pour Jeremiah de Saint-Amour qui était un militant incrédule et un anarchiste entêté, et qui de surcroît était mort de sa propre main.

« Non, dit-il, un glas comme celui-ci c’est au moins pour un gouverneur. »

América Vicuña, avec son corps diaphane que zébraient les rayons de lumière des persiennes mal fermées, n’avait pas l’âge de penser à la mort. Ils avaient fait l’amour après le déjeuner et s’étaient allongés dans la torpeur de la sieste, nus tous les deux sous les ailes du ventilateur dont le bourdonnement ne parvenait pas à couvrir le crépitement de grêle des charognards marchant sur le toit de tôles surchauffé. Florentino Ariza l’aimait comme il avait aimé tant d’autres femmes occasionnelles dans sa longue vie, mais il aimait celle-ci avec plus d’angoisse que nulle autre car il avait la certitude d’être mort de vieillesse lorsqu’elle sortirait de l’école supérieure.

La pièce ressemblait plutôt à une cabine de bateau, avec ses murs en lames de bois plusieurs fois repeints par-dessus la peinture originale, comme sur les navires, mais la réverbération du toit métallique rendait la chaleur plus intense que dans une cabine de bateau fluvial à quatre heures de l’après-midi, en dépit du ventilateur électrique accroché au-dessus du lit. Ce n’était pas une chambre ordinaire mais une cabine de terre ferme que Florentino Ariza avait fait construire derrière ses bureaux de la C. F. C. sans autre objectif ni prétexte que de disposer d’une garçonnière pour ses amours de vieillard. En semaine, il était difficile d’y dormir à cause des cris des dockers, du fracas des grues dans le port fluvial et des bramements des énormes bateaux à quai. Cependant, pour la petite, c’était un paradis dominical.

Le jour de la Pentecôte, ils pensaient rester ensemble jusqu’au moment où elle devrait rentrer à l’internat, cinq minutes avant l’angélus, mais les cloches rappelèrent à Florentino Ariza sa promesse d’assister à l’enterrement de Jeremiah de Saint-Amour, et il s’habilla plus vite que de coutume. Auparavant, il tressa comme toujours la natte solitaire que lui-même défaisait avant de faire l’amour, et hissa l’enfant sur la table pour lacer ses chaussures d’uniforme qu’elle attachait toujours mal. Il l’aidait sans malice et elle l’aidait à l’aider, comme si c’était un devoir : tous deux avaient perdu conscience de leur âge dès leurs premières rencontres et se comportaient avec la confiance de deux époux qui s’étaient cachés tant de choses dans la vie qu’ils n’avaient presque plus rien à se dire.

Les bureaux étaient fermés et plongés dans l’obscurité parce que c’était un jour férié, et sur le quai désert il n’y avait qu’un seul navire, chaudières éteintes. La touffeur annonçait la pluie, la première de l’année, mais la transparence de l’air et le silence dominical du port semblaient appartenir à un mois clément. D’ici le monde paraissait plus cruel que de la pénombre de la cabine, et le glas, sans que l’on sût pour qui il sonnait, était plus douloureux. Florentino Ariza et l’enfant descendirent dans la cour en terre battue qui avait servi aux Espagnols de port négrier et où se trouvaient encore les restes de la balance et autres ferrailles rouillées du commerce des esclaves. L’automobile les attendait à l’ombre des entrepôts et ils ne réveillèrent le chauffeur endormi qu’une fois installés sur le siège. La voiture passa derrière les entrepôts que clôturait un grillage de poulailler, traversa l’ancien marché de la baie des Âmes où des adultes jouaient au ballon, et quitta le port fluvial en soulevant une poussière brûlante. Florentino Ariza était sûr que ces honneurs funèbres ne pouvaient être pour Jeremiah de Saint-Amour, mais l’insistance du glas l’en fit douter. Il posa sa main sur l’épaule du chauffeur et lui demanda, en lui criant à l’oreille, pour qui sonnait le glas.

— C’est pour ce toubib de, dit le chauffeur. Comment est-ce qu’il s’appelle, déjà ?

Florentino Ariza n’eut pas besoin de s’interroger pour savoir de qui il parlait. Toutefois, lorsque le chauffeur lui raconta comment il était mort, l’illusion instantanée s’évanouit car il ne le crut pas. Rien ne ressemble plus à quelqu’un que sa façon de mourir, et nulle ne ressemblait moins que celle-ci à l’homme qu’il imaginait. Mais c’était bien lui, même si cela semblait absurde : le médecin le plus vieux et le mieux qualifié de la ville, qui s’était illustré par ses innombrables mérites, était mort à quatre-vingt-un ans, la colonne vertébrale en miettes, en tombant d’un manguier alors qu’il tentait d’attraper un perroquet.

Tout ce que Florentino Ariza avait fait depuis le mariage de Fermina Daza avait été nourri par l’espoir de cette nouvelle. Cependant, le moment venu, ce ne fut pas la commotion du triomphe qui le bouleversa, comme il l’avait tant de fois évoqué dans ses insomnies, mais le coup de griffe de la terreur : la lucidité fantastique que le glas eût tout aussi bien pu sonner pour lui. Assise à son côté dans l’automobile qui cahotait sur le pavé des rues, América Vicuña s’effraya de sa pâleur et lui demanda ce qu’il avait. Florentino Ariza prit sa main dans la sienne, qui était gelée.

« Hélas ! mon enfant, soupira-t-il, il me faudrait encore cinquante ans pour te le raconter. »

Il oublia l’enterrement de Jeremiah de Saint-Amour. Il laissa la fillette devant la porte de l’internat en lui promettant trop vite de revenir la chercher le samedi suivant, et donna ordre au chauffeur de le conduire chez le docteur Juvenal Urbino. Il trouva un encombrement de voitures de louage et d’automobiles dans les rues adjacentes, et une foule de curieux devant la maison. Les invités du docteur Lácides Olivella, qui avaient appris la mauvaise nouvelle à l’apogée de la fête, arrivaient en débandade. Il n’était pas facile de circuler à l’intérieur de la maison à cause de la foule, mais Florentino Ariza parvint à se frayer un passage jusqu’à la chambre principale, se dressa sur la pointe des pieds et, par-dessus les groupes qui bloquaient la porte, il vit Juvenal Urbino sur le lit conjugal tel qu’il avait voulu le voir depuis qu’il avait entendu pour la première fois parler de lui, barbottant dans l’indignité de la mort. Le menuisier venait de prendre les mesures pour le cercueil. À son côté, portant encore la robe de grand-mère jeune et jolie qu’elle avait mise pour la fête, Fermina Daza était frappée de stupeur et décomposée.

Florentino Ariza avait présagé ce moment jusque dans ses plus infimes détails depuis le jour où, dans sa jeunesse, il s’était consacré tout entier à la cause de cet amour téméraire, pour elle il s’était taillé un nom et une fortune sans trop s’inquiéter des méthodes, pour elle il avait pris soin de sa santé et de son allure avec une rigueur qui semblait peu virile aux hommes de son temps, et il avait attendu ce jour comme nul n’eût attendu quiconque ni quoi que ce fût dans la vie : sans un instant de découragement. La constatation que la mort avait enfin intercédé en sa faveur lui insuffla le courage nécessaire pour réitérer à Fermina Daza, en son premier soir de deuil, son serment de fidélité éternelle et son amour à jamais.

En son âme et conscience il ne niait pas que cela avait été un acte irréfléchi qui n’avait tenu compte ni de la manière ni du moment, suscité par la peur que l’occasion ne se représentât jamais. Il l’eût voulu moins brutal et ainsi l’avait-il imaginé, mais le sort ne lui avait pas permis autre chose. Il avait quitté la maison endeuillée dans la douleur de laisser Fermina Daza dans un état de choc semblable au sien, mais il n’aurait rien pu faire pour y remédier car il sentait que cette nuit barbare était inscrite depuis toujours dans leur destin à tous deux.

Il ne parvint pas à dormir une nuit entière au cours des deux semaines suivantes. Il se demandait, désespéré, où pouvait bien être Fermina Daza sans lui, ce qu’elle pensait, ce qu’elle allait faire pendant les années qui lui restaient à vivre avec le poids de l’épouvante qu’il avait déposée dans ses mains. Il eut une crise de constipation qui lui tendit la peau du ventre comme un tambour et dut avoir recours à des palliatifs moins agréables que ses lavements. Ses bobos de vieillard, qu’il supportait mieux que ses contemporains parce qu’il les connaissait depuis qu’il était jeune, l’assaillirent tous en même temps. Le mercredi, il retourna au bureau après une semaine d’absence et Leona Cassiani s’effraya de le voir si pâle et dans un tel état d’apathie. Mais il la rassura : c’était de nouveau et comme toujours ses insomnies, et il se mordit une fois de plus la langue pour empêcher la vérité de couler par les innombrables gouttières de son coeur. Il passa une autre semaine irréelle, incapable de se concentrer sur quoi que ce fût, mangeant mal, dormant plus mal encore, s’efforçant de percevoir des signaux codés qui lui eussent indiqué la voie du salut. Mais à partir du vendredi, une tranquillité l’envahit sans raison et il l’interpréta comme le présage que rien de nouveau ne se produirait, que tout ce qu’il avait fait dans sa vie avait été inutile et n’avait plus d’avenir : c’était la fin. Le lundi, cependant, en rentrant chez lui rue des Fenêtres, il trébucha sur une lettre qui flottait dans l’eau amoncelée sous le porche, reconnut d’emblée sur l’enveloppe mouillée l’écriture impérieuse que tant de vicissitudes dans la vie n’avaient pas changée, et crut même sentir le parfum nocturne des gardénias fanés, car au premier moment de panique son coeur lui avait tout dit : c’était la lettre qu’il avait attendue, sans un instant de répit, pendant plus d’un demi-siècle.